mercredi 26 mars 2014

Hey l'euro, c'est quoi ton problème?

Pour aborder ce sujet, il faut connaître la théorie des zones monétaires optimales. Dans un post précédent, on a vu que les pays développés ont majoritairement abandonné l'étalon-or il y a quarante ans. Cela a permis l'avènement des banques centrales modernes capables de mettre en place une politique monétaire stabilisatrice : émettre quand l'inflation ralentit, restreindre quand l'inflation accélère.

Mais la raison pour laquelle l'étalon-or a été abandonné n'est pas que cela a permis aux banques centrales de stabiliser l'économie. Il a été abandonné car cela a permis de quitter un régime de changes fixes dans lequel toutes les monnaies étaient arrimées les unes aux autres.  En effet, chaque monnaie étant assise sur la quantité d'or détenue par la banque centrale, chaque monnaie valait autant que l'or, convertible en dollar, et donc tout le monde utilisait virtuellement le dollar. De temps en temps, les banques centrales provoquaient une dépréciation ou une appréciation (via un "débasage" ou un "rebasage", voir le post précédent) mais entre ces événements somme toute assez rares, les taux de change étaient fixes. 

Par exemple, voici la valeur d'un dollar en francs de 1953 à 2002 : 


On voit que jusqu'au début des années 70, le taux de change variait très peu, sauf les années où la Banque de France décidait de déprécier le franc. Après les années 70, la Banque de France laisse le taux de change flotter. Mais comment les taux de change sont-ils déterminés? 

Pour répondre à cette question il faut d'abord savoir que les échanges entre pays peuvent prendre plusieurs formes : 

1) Transactions courantes : toutes les transferts d'argent traduisant une transaction immédiate. Dans les transaction courantes, on distingue : 

  • Importations et exportation de biens et services, dont le solde détermine la balance commerciale. 
  • Revenus des investissements reçus et payés à l'étranger (ex : dividendes versés par Apple USA à un investisseur français)
  • Salaires et traitements reçus et payés à l'étranger (ex : travailleurs frontaliers)
  • Autres transferts (ex : aide internationale, transfert de cash des immigrés à leur famille restée dans leur pays d'origine, etc...). 


La Balance courante est la somme de ces quatre éléments. Voici les données pour la France en 2012 : 



Donc une balance courante négative de 44.5 Md d'euros, soit un peu plus de 2% du PIB. On note que les revenus des investissements sont positifs, ce qui traduit le fait que la France est créancière nette du Reste du Monde. 

2) Compte financier : tous les transferts d'argent donnant lieu à la naissance d'une dette et d'une créance, ou à l'acquisition d'actifs ou la cession de passifs. Concrètement, on divise ce compte de capital en trois composantes : 

  • Investissements Directs à l'Etranger (voir post précédent), lorsqu'un agent économique étranger prend une participation durable dans une entité économique résidente dans le but d'influer ses décisions. Typiquement, création d'une filiale, acquisition d'une entreprise résidente par une entreprise étrangère, ou fusion. 
  • Investissements de portefeuille, lorsqu'un investisseurs étrangers acquiert des actions ou des obligations, publiques ou privées, depuis des portefeuilles résidents. 
  • Autres investissements, dans lesquels on range les acquisitions de réserves monétaires (quand la Chine stocke des dollars elle devient créancière de la Réserve Fédérale américaine), ou bien quand un britannique achète une maison dans le sud de la France. 
Voici un exemple de compte financier, en flux (c'est-à-dire tous les changements dans le stock d'avoirs financiers), en Europe en 2011. 


On voit que le déficit courant de la France se traduit par un compte financier positif, c'est-à-dire un afflux de capitaux de l'étranger vers la France. De même, le surplus allemand se traduit par un déficit financier. C'est normal. Lorsque la Chine vend aux Etats-Unis plus qu'elle n'achète aux Etats-Unis, elle accumule des dollars, qui vont dans "autres investissements, avoirs". 

Selon les mots employés (et selon qu'on est opposé ou non au gouvernement en place), on peut donc dire que le Reste du Monde investit en France, ou bien que la France s'appauvrit vis-à-vis du Reste du Monde, ce qui est rigoureusement la même chose. En somme, l'évolution des actifs nets détenus à l'étrangers (actifs détenus par les français à l'étranger moins actifs détenus par les étrangers en France) est égale à la balance courante. 

Voici les actifs nets détenus à l'étranger, en % de PIB, pour un certains nombre de pays : 

C'est un peu contre-intuitif, mais avec une croissance du PIB non nulle, on peut maintenir un déficit courant permanent, comme l'ont fait les USA depuis des décennies, et maintenir un ratio d'actifs/PIB constant. En France en 2011 et 2012, la croissance du PIB n'a pas été suffisante pour contrebalancer l'effet d'un fort déficit courant et la France s'est globalement appauvrie, mais reste parmi les plus gros créditeurs mondiaux. 

Maintenant qu'on sait la forme que prennent les échanges internationaux, comment est déterminé le taux de change? Cela dépend surtout du marché des capitaux. 

Aujourd'hui, dans les pays développés, les capitaux sont très mobiles. Les investisseurs cherchant à maximiser le rendement de leur capital le placent dans le pays où le taux d'intérêt est le plus élevé à un risque donné. Cette force a donc tendance à égaliser les taux de rendements dans le monde entier. C'était d'ailleurs un des arguments utilisés dans le post sur l'incidence fiscale pour justifier que les investisseurs internationaux étaient très peu affectés par les changements de législation sur l'imposition du capital, contrairement aux résidents qui paieront des impôts sur les revenus de leurs investissements, que ceux-ci aient lieu en France ou ailleurs. 

Quand un pays propose des taux de rendements du capital élevés, que ce soit via une politique monétaire restrictive (hausse du taux d'intérêt), via une bulle immobilière (cas de l'Espagne avant 2008) ou via une forte baisse de la prime de risque associée aux emprunts d'Etat (par exemple en Suisse), les capitaux affluent vers ce pays, et sa balance courante se réduit voire devient négative. Cette réduction de la balance courante se fait à travers 

1) une appréciation de la monnaie car l'afflux de capitaux augmente la demande de monnaie : le prix des exportations augmente et le prix des importations baisse, donc le déficit commercial se creuse. 
2) le fait que beaucoup d'étrangers détiennent des actifs dans le pays désormais, et touchent des revenus de ces investissements, réduit également la balance courante. 

En général, cet afflux de capitaux s'accompagne d'un boom : soit l'afflux de capitaux est réinvesti à l'étranger, et donc il n'y a en fait pas d'afflux net total, soit l'afflux de capitaux est réinvesti à l'intérieur du pays, soit l'afflux de capitaux est consommé. Les deux derniers cas rehaussent le PIB, et en général une hausse de la consommation provoque une hausse des importations (donc une détérioration de la balance commerciale), la boucle est bouclée. 

L'afflux de capitaux, s'il ne provoque pas de bulle, finit par réduire le rendement du capital car il y a de moins en moins de projets d'investissements évidents, et donc à réduire l'afflux de capital et la monnaie se stabilise. Si l'afflux de capitaux s'inverse, la monnaie se déprécie et la balance commerciale se rétablit. 

Lorsque certains pays sont en déficits courants trop importants, c'est que d'autres pays sont en surplus courants trop importants. Si les déficits deviennent insoutenables, les taux de change finissent par s'adapter et rétablir des balances courants nulles pour tout le monde, mais cela passe en général par de grands mouvements de capitaux qui peuvent être ravageurs pour les petites économies. 

En outre, ces fluctuations des taux de change peuvent être embêtantes pour des pays qui sont très interconnectés. Par exemple, si une compagnie française achète de l'électronique allemande, des moteurs italiens et fait appel à un cabinet d'expertise comptable espagnol pour assembler et vendre des voitures, ces fluctuations empêchent la compagnie française d'anticiper correctement ses coûts de production. 

On se retrouve donc face à un dilemme, connu sous le nom de "triangle d'impossibilité de Mundell" : on ne peut pas avoir simultanément des capitaux mobiles, des taux de change fixes, et une politique monétaire autonome. 

Prenez donc une banque centrale autonome qui ne se préoccupe que de stabiliser l'inflation dans le pays. On vient de voir que si les capitaux sont mobiles, les taux de change fluctuent. Si elle intervient sur le marché des changes (par exemple en émettant de la monnaie pour réduire son prix à l'extérieur), elle ne parvient plus à stabiliser l'inflation, donc elle n'est plus autonome. Il y a donc trois possibilités : 

1) Changes fixes, capitaux mobiles, politique monétaire dépendante : cas des économies occidentales à l'époque de l'étalon-or. L'inflation faisait le yo-yo au moindre choc sur l'économie. 

2) Changes fixes, restrictions des capitaux, politique monétaire autonome : cas de la plupart des économies en voie de développement (Chine, Maroc...).

3) Changes flexibles, capitaux mobiles, politique monétaire autonome : cas des USA, du Japon. 

En adoptant une monnaie unique, les pays membres de la zone euro ont donc choisi de passer du cas 3 au cas 1. Les économies européennes étant très interconnectées, les taux de change flexibles étaient très coûteux. Les restrictions de mobilité des capitaux réduisent l'investissement et sont souvent considérées comme grandement sous-optimales puisqu'elles empêchent d'investir là où c'est le plus rentable (ce qui est souvent fait au détriment de là où c'est moins rentable, c'est pourquoi certains pays peuvent avoir intérêt à empêcher les capitaux de partir). Les restrictions sur la mobilité des capitaux rendent également les investissements internationaux plus risqués, donc augmente le taux d'intérêt que les entrepreneurs paient à leurs investisseurs, donc réduit l'investissement. Donc si on aime les taux de change fixe et la mobilité des capitaux, la conclusion logique est d'adopter la solution 1. 

Voilà par exemple le taux de change entre le mark allemand et le franc depuis 1953 : 


On retrouve les dévaluation du franc au début à l'époque de l'étalon-or, puis un régime flottant, et enfin une convergence vers un taux de change fixe à partir de 1999 à l'instauration de l'euro. 

On en vient donc à la théorie de la zone monétaire optimale. On voit qu'il y a un certain nombre d'avantages à adopter une monnaie unique, et ces avantages sont d'autant plus importants que les économies sont interconnectées. L'inconvénient de la monnaie unique est cependant que les banques centrales nationales perdent le contrôle de la stabilisation des économies nationales, la Banque Centrale de la zone monétaire ne pouvant stabiliser que l'inflation de la zone monétaire dans son ensemble. Cet inconvénient perd de son importance si :

1) Les fluctuations économiques des pays de la même zone sont symétriques. Dans ce cas la banque centrale peut appliquer la même politique pour tout le monde : "one size fits all". 

Si les fluctuations ne sont pas symétriques (par exemple si les économies sont très spécialisées), la zone monétaire peut toujours fonctionner si : 

2) Les facteurs de production sont mobiles. Dans ce cas, les capitaux et les travailleurs déménagent du pays en crise vers le pays qui va bien, ce qui équilibre le chômage et les prix. 

3) La zone monétaire a un budget commun lui permettant d'équilibrer les différents pays, permettant d'amortir la crise dans le pays qui va mal en prélevant des impôts dans le pays qui va bien. Dans ce cas, les impôts des New-yorkais paient les pertes des Floridiens. 

La condition 1 est très difficile à évaluer. Ce n'est pas parce que deux économies sont synchronisées depuis 30 ans qu'elles vont le rester. Dans ce domaine, les autorités européennes constatant que les économies de la zone euro étaient synchronisées ont probablement fait l'erreur classique de penser qu'un fait vrai jusqu'à présent restera vrai indéfiniment. Aux Etats-Unis, il y a de fortes divergences de dynamisme entre Etats (l'Etat du Michigan qui est en récession continue depuis 2001, à comparer avec la Californie), et même au sein des Etats Européens il peut y avoir de fortes différences entre régions (Wallonie-Flandres, Allemagne de l'Est - Bavière, Rhône Alpes - Nord Pas de Calais...). Les conditions 2 et 3 sont donc très importantes. Or en Europe, il y a très peu de mobilité (barrière de la langue) et aucun budget commun (budget fédéral américain = 24% du PIB des USA, budget européen = 1% du PIB européen). 

Mais qu'est-ce-qui a conduit les économies européennes à diverger? Tout est lié à l'inflation. Comme les taux de change ne peuvent s'adapter, que la banque centrale européenne contrôle l'inflation moyenne de la zone euro, si l'inflation ralentit dans le Nord de l'Europe, c'est que  l'inflation accélère dans le sud de l'Europe. Exprimés en euros, cela signifie que les salaires augmentent moins vite en Allemagne qu'en Italie. Par exemple, ici le coût unitaire du travail sur la période 2000-2013 : 



En France, l'inflation est restée très proche de la moyenne européenne sur toute la période 2000-2013, ce qui nous permet de considérer la France comme le pays quasi-représentatif de la zone euro. La politique de la BCE n'aurait pas été différente si elle ne s'était préoccupé que de la situation française. La politique de la BCE était en revanche trop restrictive pour l'Allemagne, et trop expansionniste pour l'Italie et l'Espagne. 

Que s'est-il donc passé? Les économies du sud étant en plein boom, l'Allemagne a massivement investi dans le sud, à la recherche de rendements élevés. Comme les taux de change ne peuvent s'adapter, et que la banque centrale espagnole n'existe plus, ce boom a créé de l'inflation dans le Sud, et comme la banque centrale cible 2% en moyenne, l'inflation allemande doit baisser, augmentant donc le coût du travail espagnol relativement au coût du travail allemand, augmentant ainsi le déficit commercial espagnol. 

Puis les rendements se sont réduits, la crise financière a éclaté la bulle et les capitaux allemands ont reflué. Le seul moyen de rétablir l'équilibre est donc de maintenir une inflation en Allemagne supérieure de presque 2 points à l'inflation dans le sud de l'Europe pendant une décennie. 

Pour y parvenir, il faut idéalement 3% d'inflation en Allemagne, 1% dans le sud, et toujours 2% en France, pour une moyenne de 2% dans la zone euro. Mais à cause de la trappe à liquidité (lien vers post précédent), et du manque de volonté de la BCE à atteindre sa cible de 2%, on parle plutôt de déflation dans les pays du sud et d'inflation très faible en France et en Allemagne. Or on l'a vu, la déflation, c'est mal, surtout quand il y a de la dette. Et surtout, la déflation, c'est difficile à produire, car les salaires sont assez rigides à la baisse. 

In fine, entre deux solutions pour sortir de cette crise, la première où il s'agit de relancer les exportations des pays du sud vers l'Allemagne et tout le monde s'enrichit, et la deuxième où il s'agit de réduire les importations des pays du sud en provenance d'Allemagne et tout le monde s'appauvrit, il semblerait que les autorités européennes, aussi bien à la BCE, qu'à Bruxelles, qu'à Paris, Madrid ou Berlin aient choisi la deuxième. La France peut également chercher à réduire le coût du travail, à contenir l'inflation, mais cela rendra la tâche encore plus dure pour les pays du sud.  

En résumé, faible inflation, faible solidarité européenne, austérité imposée, voilà le problème de l'euro. 

PS : Pour comprendre ce qu'il s'est passé en France, on peut regarder la décomposition de la balance commerciale française : 

La balance commerciale était positive à 1.5% du PIB en 1995. A l'introduction de l'euro, le franc s'est considérablement apprécié (ou il a arrêté de se déprécier), et tout le monde a pu entrer dans l'euro avec des balances commerciales proches de 0. Celle de la France avec les pays hors de la zone euro a donc convergé vers 0 et y est resté. 

A ce moment-là, l'euro était une réussite, on a figé les taux de changes intra zone euro pour toujours et on s'attendait à ce que les balances commerciales ne s'éloignent pas de 0. Mais l'inflation dans le Nord de la zone euro a considérablement ralenti, augmentant ainsi le coût du travail en France par rapport à l'Allemagne. Les exportations sensibles au prix (la fameuse compétitivité-prix) se sont réduites, et le déficit commercial vis-à-vis du nord de la zone euro s'est creusé. En 2009, il expliquait à lui seul les 2/3 du déficit commercial français. 

Ce qui est étrange en revanche, c'est que la balance commerciale française avec le sud de la zone euro ne se soit pas améliorée pour compenser, elle s'est même légèrement dégradée, alors même que les pays du sud connaissaient une inflation plus élevée. Cela est probablement lié 
1) au fait que l'inflation en France était tout de même légèrement supérieure à celle de la zone euro, donc sa compétitivité-prix à l'intérieur de la zone euro s'est dégradé en moyenne 
2) au fait qu'il y a d'autres déterminants à la compétitivité, ne dépendant pas du prix, sur lesquels la France a certainement des marges de manoeuvre à trouver. 





vendredi 21 mars 2014

Inflation cosmique

Sinon, l'inflation, c'est ça aussi : http://www.phdcomics.com/comics.php?f=1691

Rien à voir, mais fascinant. 

Faut-il avoir peur de la déflation?

A la suite de l'article précédent, et surtout au vu de l'équation M = PY, on ne comprend a priori pas pourquoi la déflation serait si mauvaise, puisqu'elle permettrait de remonter Y = M/P. C'est ce qu'on appelle effectivement l'effet d'encaisses réelles : à masse monétaire constante, une baisse des prix augmente la quantité d'échanges possibles dans l'économie. C'est aussi connu comme l'effet Pigou, du nom de cet économiste anglais s'opposant à Keynes dans les années 1930. 

Dans une économie primitive, sans actif, sans dette, la flexibilité des prix est une bonne chose, elle est une force de rappel pour la demande lorsque celle-ci s'emballe (les prix augmentent, réduisant la demande), ou se contracte (les prix baissent, augmentant la demande). 

Néanmoins, l'équation Y = M/P est un peu limitée si l'on souhaite comprendre ce qu'implique la déflation dans la plupart des économies modernes. En vérité, on doit plutôt écrire que la quantité de monnaie en circulation, est la quantité de monnaie qui circule effectivement (tautologie dites-vous?), donc la quantité de monnaie multipliée par la vitesse de circulation (aussi appelée vélocité de la monnaie, ou multiplicateur monétaire). L'équation devient 
M= B x V = PY
Où B est ce qu'on appelle la base monétaire, c'est-à-dire la valeur totale de la monnaie émise, et V la vélocité. 

Que ce passe-t-il quand Y baisse, que les prix sont rigides à la baisse, et que B est fixé? La vélocité V baisse. En réalité, les agents accumulent des stocks de monnaie, qui de fait sortent du circuit, et font baisser la masse monétaire en circulation. Par exemple, voici ce qui est arrivé à la vélocité de l'agrégat monétaire M1 (Billets, pièces et dépôts à vue) aux Etats Unis. 




Et voici ce qui est arrivé aux différents agrégats monétaires. M2 correspond à M1 plus les livrets d'épargne disponibles à moins de trois mois. 





Ainsi, il faut considérablement augmenter B, pour que B x V soit garde sa tendance naturelle. Si on laisse BV chuter, alors PY chute, soit par une baisse de P, soit par une baisse de Y. 

Certains pensent donc que ce qui provoquent la récession, soit la baisse de Y, est le fait que les prix P ne peuvent chuter. Que si les prix étaient parfaitement flexibles, il n'y aurait pas de problème de demande, et que tout serait radieux au royaume des économistes néo-classiques. C'est malheureusement ignorer la raison pour laquelle V chute. Que ce soit dans les années 30 aux Etats Unis, dans les années 90 au Japon, ou depuis 2008 dans le monde occidental, les plus importantes crises financières suivent une période de forte augmentation des prix des actifs et du crédit. Lorsque la bulle éclate, une bonne partie des agents se retrouvent avec une dette élevée qu'ils cherchent à réduire. 

Ces crises ne sont pas toutes similaires car ce ne sont pas toujours les mêmes agents (ménages, entreprises, banques, Etat...) qui sont endettés à l'éclatement de la bulle. Ces mêmes agents peuvent également avoir une richesse nette (actifs détenus moins dettes) positive, il reste que le point commun est que trop d'agents en même temps cherchent à réduire leur dette. Cela conduit à réduire le ratio de monnaie en circulation (réduction du crédit, augmentation de l'épargne liquide) sur la base monétaire, donc à réduire V. Dans l'équation BV = PY, si on laisse P chuter, cela a un effet particulièrement pervers sur la dette puisque la valeur réelle de celle-ci augmente : le ratio dette sur revenu nominal augmente. Certains prétendent que c'est un effet à somme nulle, puisque les personnes créditrices nettes s'enrichissent avec la baisse des prix. Seulement il arrive souvent que les personnes débitrices soient forcées de réduire leurs dépenses, c'est plus rare que les personnes créditrices augmentent les leurs du même montant. 

Cet effet pervers rend la dette d'autant plus difficile à rembourser, ce qui aggrave la chute de V et la durée de la récession. Donc la chute de P entraîne une plus grande chute de V, ce qui a pour effet finalement d'entraîner la chute de Y également. Cette chute des échanges se traduit du côté des biens par le fait que les agents arrêtent de consommer pour se désendetter, mais la chute de Y, leur revenu, et de P rend la tâche impossible. Cet effet fut mis en évidence par Irving Fisher dans les années 30 dans un papier célèbre, The debt-deflation theory of great depressions.

Dans la théorie de Fisher, qui a le premier formulé l'équation BV = PY, pour lutter contre cette spirale, il faut augmenter la base monétaire B d'au moins autant que la chute de V. Cette théorie a été reprise par Milton Fridman en 1956, à l'origine du courant monétariste (ou théorie quantitative de la monnaie) qui domine la macroéconomie des banques centrales depuis. Selon Fisher et Friedman, il faut et il suffit d'augmenter B indéfiniment pour éviter la récession, et leur analyse de la crise de 29 est que la Réserve Fédérale a aggravé le problème en réduisant B par une politique restrictive. 

Cette théorie a dominé les esprits pendant une large moitié du XXème siècle, jusqu'à l'épisode japonais. Les économistes post-keynésiens, tentant de réconcilier la théorie quantitative de la monnaie, selon laquelle Y est entièrement déterminé par B, V et P, avec un effet positif de l'endettement public en cas de crise, ont quelque modifié l'équation BV = PY en rajoutant un terme de taux d'intérêt, traduisant l'arbitrage entre détention d'actif et détention de monnaie, l'équation devenant : BV = alpha x PY - beta x i où i est le taux d'intérêt nominal sur les dépôts à court terme. Cette spécification n'a pas fondamentalement changé les recommandations de politique monétaire, les débats ayant lieu sur la taille relative des paramètres alpha et beta (pour les purs monétaristes, beta =0) et pendant un bon demi-siècle on s'est contenté de gérer les fluctuations en augmentant ou réduisant B, ce qui fonctionnait. C'est ce qu'on appelle la dominance monétaire : la banque centrale gère seule les fluctuations, l'Etat décide de sa politique budgétaire uniquement en terme de fourniture de biens publics, pas de stabilisation. 

En revanche, avec un beta positif non nul, une possibilité apparaît : l'augmentation de B finit par conduire les taux d'intérêt vers zéro, point auquel il n'y a plus de coût d'opportunité à détenir de la monnaie au lieu d'actifs, donc les agents accumulent encore plus de monnaie et V diminue encore. A ce moment, une augmentation de B n'a quasiment plus d'effet sur le produit BV, et il faut se résoudre à utiliser des moyens dits "non conventionnels". En particulier, la banque centrale peut essayer de s'engager à être irresponsable dans le futur, c'est-à-dire à maintenir une politique d'expansion de B même alors que la crise sera terminée. Cela peut permettre d'augmenter les anticipations d'inflation si la banque centrale est crédible dans cet engagement, et donc enrayer la déflation (l'inflation actuelle étant liée aux anticipations d'inflation future). Ou bien l'Etat peut s'endetter pour compenser le désendettement massif des autres agents de l'économie. Ou annuler massivement les dettes (ce qui était prôné  par certains notamment aux Etats Unis, pour alléger le fardeau des prêts immobiliers des ménages les plus modestes). 

Le problème de cette dispute théorique est qu'on ne peut tester l'hypothèse monétariste "qu'il faut et suffit d'augmenter B" que lors de très grosses crises financières. Lors de la crise de 29, personne n'avait essayé la solution de Fisher sans rien essayer d'autre donc on ne peut savoir s'il avait raison. Pour les partisans du libéralisme, et ils sont nombreux parmi les monétaristes, une augmentation de B aurait suffit et il ne fallait pas augmenter la dépense publique qui selon eux a des effets pervers ailleurs. 

Dans les années 90, on a pu tester cette théorie. Au Japon, après la crise de 1989 et l'éclatement de la bulle, la banque centrale japonaise a considérablement augmenté la base monétaire, selon les préceptes monétaristes en vigueur. Cependant, cette augmentation de B n'a pas suffi à empêcher la déflation et la récession de s'installer durablement. L'assertion selon laquelle une augmentation de B suffit est donc mise en défaut. Krugman, initialement connu pour ses travaux en commerce international, fut l'un des premiers à étudier ce phénomène dit de "trappe à liquidité", dans un papier publié en 1998 (lien). La trappe à liquidité avait toujours été une possibilité théorique des modèles post-keynésiens, mais était improbable aux yeux même des économistes travaillant sur ces mdèles. Ce qui a sauvé l'économie japonaise finalement, c'est la décennie de déficit et de dette publics, qui a contrebalancé en partie le désendettement privé, et a limité la déflation. Le Japon a même cru au rythme moyen de 1% par an, tandis que la dette publique japonaise a atteint les niveaux vertigineux qu'on connaît aujourd'hui (dette essentiellement détenue par les japonais eux-même d'ailleurs). On est passé dans un monde de dominance budgétaire, dans lequel le crédit et la dette sont des forces plus importantes que la monnaie. 

In fine, la possibilité de la trappe à liquidité ne remet pas profondément en cause la théorie monétariste. Il est clair qu'il faut augmenter la base monétaire (un domaine dans lequel la Banque Centrale européenne est à la traîne par rapport à la Réserve Fédérale, la Banque d'Angleterre ou la Banque du Japon), et qu'en général cela suffit. Mais dans les cas extrêmes de crise financière massive, cela ne suffit pas. Il faut tout essayer pour sortir de l'ornière, que ce soit remonter la cible d'inflation ou permettre l'augmentation des déficits publics. L'expérience actuelle des Abenomics, qui consiste exactement à faire ça, constitue une bonne expérience naturelle pour tester l'efficacité de ces solutions. 








jeudi 20 mars 2014

Pourquoi y-a-t-il de l'inflation?

Pour répondre à cette question, il faut d'abord expliquer ce qu'est la monnaie. Traditionnellement, on dit que la monnaie a trois fonctions : moyen d'échange, unité de compte  et stockage de valeur. 



Aspect moyen d'échange : 

Supposez une économie à n biens distincts, dont chacun dispose soit en trop grande quantité soit en trop faible quantité pour être heureux (par exemple, vous avez quatre steaks mais pas une patate pour vous faire un burger frite, alors que vous seriez plus heureux avec deux steaks et deux patates). Chacun va donc sur la place du marché, et cherche quelqu'un avec qui il existe une "double coïncidence des besoins", c'est-à-dire quelqu'un qui a ce qu'on veut et dont on a ce qu'il veut. 


En supposant que la probabilité pi qu'on ait ce qu'il veut (le bien i) est indépendante de la probabilité pj qu'il ait ce qu'on veut (le bien j) - une bonne approximation quand il y a beaucoup de gens - la probabilité qu'un échange se fasse avec une personne prise au hasard sur la place du marché est de pi x pj. Si ça prend une minute de discuter avec chacun, on met en moyenne 1 / (pi x pj) minutes pour trouver la bonne personne (loi exponentielle de probabilité alpha a pour espérance 1/alpha). 



Du coup on met au point une stratégie pour passer le moins de temps possible sur la place du marché. Donc on cherche à minimiser T1 = 1/(pi x pj). S'il y a un troisième bien k, vous pouvez très bien échanger d'abord i contre k, puis k contre j, auquel cas on minimise 

T2 = 1/(pi x pk) + 1/(pj x pk), et ainsi de suite. 


Selon les rapports entre les probabilités pi, pj et pk, il peut être toujours intéressant de favoriser un échange en deux coups passant par k qu'un échange direct. Par exemple, si pk > pi + pj, alors T1 est toujours supérieur à T2. S'il existe un bien dont la probabilité que chacun le veuille est plus élevé que tous les autres, alors il est optimal pour tout le monde de passer par ce bien pour échanger. Ce bien deviendra donc la monnaie d'échange. Quiconque ayant déjà joué aux Colons de Catane connaît ce phénomène. 



Dans les premières sociétés, le sucre ou le sel jouaient ce rôle, en prison c'est la cigarette. Notez bien que puisque chacun s'en sert uniquement pour obtenir quelque chose d'autre, il est tout à fait possible que ce bien ne serve à rien en soi, comme l'or. Tout ce qui compte, c'est que chacun pense que ce bien a une probabilité plus élevée que tous les autres d'être accepté comme monnaie d'échange. C'est bien sûr auto-réalisateur, si plus de gens pensent que ce bien a une forte probabilité d'être accepté, plus de gens l'utiliseront, et plus ce bien aura une probabilité forte d'être accepté. Il faut également que ce bien soit assez abondant pour que chacun en possède une quantité suffisante pour ses échanges courants (besoin de liquidité). 




Aspect unité de compte : 

Une fois qu'une monnaie a émergé, par un processus complètement décentralisé, il s'agit ensuite de définir un système de prix, qui sera déterminé par les préférences de chacun. Les biens très désirés auront un prix plus élevé. En l'absence de monnaie, chaque échange doit se fait sur la base d'un prix relatif entre chaque bien. Par exemple, il faut définir pour les deux échangeurs combien de peaux valent une stère de bois, combien de pierres taillées valent une peau et combien de stères de bois valent une pierre taillée, soit 3 prix relatifs. Si la monnaie est la pierre taillée, comme à Yap, il suffit d'exprimer tout en nombre de pierres, et il n'y a plus que 2 prix : le prix de la stère et le prix de la peau. Si vous avez 500 biens, il vous faut donc avoir en tête 499 prix, contre 124 750 s'il n'y a pas de monnaie. On voit assez vite l'intérêt. Si les préférences des gens sont similaires, les prix seront assez peu différents d'une personne à une autre pour qu'il soit possible d'évaluer la "valeur" de chaque bien, exprimée en monnaie, à partir d'un intervalle assez resserré. On peut par exemple dire que la valeur d'un demi de Grimbergen à Paris est compris entre 2 et 4 tickets de métro en 2014, les préférences relatives des parisiens étant assez proches. 

Prenons donc notre société primitive dans laquelle le sucre a émergé comme monnaie. Les locaux maîtrisent assez bien la production de sucre, le sucre est assez répandu et les biens se paient en sucre. Supposons qu'une sécheresse provoque une chute de la production de sucre, assez importante pour que la consommation de sucre conduise la quantité de sucre disponible à diminuer. Le sucre devient plus rare, et les gens préfèrent réfléchir à deux fois avant de dépenser leurs maigres économies de sucre. Cela conduit donc le prix de tous les autres biens, exprimé en sucre, à diminuer, ce qui est équivalent à la valeur du sucre augmente. C'est la déflation. Inversement, si on découvre un tout nouveau champ de cannes à sucre, la quantité de sucre dans l'économie devient très abondante, et sa valeur diminue, donc les prix des biens exprimés en sucre augmentent, c'est l'inflation. 

Supposez également que la population de notre société primitive augmente de 5% par an. Si chacun produit autant de pierres taillées, de peaux et de stères de bois qu'auparavant, il y aura 5% d'échanges en plus tous les ans, et donc à masse de sucre inchangée, le sucre devient relativement plus rare que les autres biens, et sa valeur augmente: déflation. 

En somme, la valeur V de la monnaie, égale à l'inverse du niveau des prix P, est croissante en la quantité d'échanges (Y) et décroissante en la masse monétaire en circulation (M): V = 1/P = Y/M, ce qui peut également s'écrire 
M = PY. 

NB : Y est aussi le PIB réel de l'économie.

Aspect stockage de valeur : 
Bien entendu, il peut s'écouler du temps entre deux échanges, et on peut souhaiter garder un peu de monnaie de côté pour financer ses achats ultérieurs. Il est donc important que la valeur de la monnaie ne fluctue pas trop. Dans une société où M et Y sont stables, P est stable, donc il n'y ni inflation ni déflation. Un stock de monnaie ne se déprécie donc pas, et ne s'apprécie pas non plus, il permettra toujours d'acheter la même quantité de biens. Si la quantité de monnaie augmente mais que Y est stable (Y suit l'innovation technologique et la croissance de la population), alors P augmente, et l'attrait de la monnaie comme stockage de valeur diminue. 

Jusqu'au XIXème siècle, dans le monde occidental, c'est peu ou prou ce qu'il se passait. Y augmentait très faiblement (de l'ordre de 0.5% de croissance par an), la monnaie était l'or et le stock d'or croissait à la vitesse à laquelle on le déterrait, soit probablement un peu moins que 0.5%. Les meilleures données à notre disposition nous mènent à estimer ce taux à 0.2% par an environ, soit ce qu'il est nécessaire pour atteindre 10 000 tonnes d'or en 1850, après 4000  ans d'histoire d'extraction de l'or. Le monde était donc en perpétuelle très légère déflation jusqu'en 1850, la valeur de l'or ne cessait de croître, ce qui a justifié que les capitalistes européens investissent dans les caravelles de Christophe Colomb, ou que des générations de chercheur d'or aient creusé le sous-sol de la Californie ou du Klondike, le retour sur investissement étant d'autant plus élevé que la valeur de l'or croissait. Au niveau individuel, c'était évidemment rationnel de chercher de l'or, mais découvrir de l'or sans changer la productivité ou la population, donc sans changer Y, conduisait à augmenter M, donc P, donc à réduire la valeur de chaque gramme d'or. C'est pourquoi ce ne sont pas les chercheurs d'or qui se sont enrichis pendant la ruée vers l'or, mais les marchands ayant mis en place les nouvelles routes de commerce. 

Après 1850, coïncidence je ne sais pas, mais M et Y ont tout deux commencé à augmenter à un rythme nettement plus élevé qu'auparavant. Y parce que la révolution industrielle a fortement augmenté la productivité, et parce que l'amélioration des conditions de santé à conduit les pays vers la transition démographique, et que les populations ont également fortement augmenté. M parce qu'on a découvert la Californie, puis le Klondike. In fine, M augmente d'à peu près 1.7% par an à partir de 1850 (donc 93% de la quantité d'or en circulation aujourd'hui a été extraite depuis moins de 150 ans) quand Y d'environ 1.8% par an, soit une inflation légèrement positive. 

Monnaie papier, monnaie fiduciaire
Transporter toute sa richesse en or pouvant être compliqué, on a aussi développé le principe de la monnaie papier. Par exemple, sur l'île de Yap, la monnaie étant de grosses roues en pierre pesant plusieurs tonnes, il est plus facile de se souvenir à qui appartient chaque grosse pierre qu'on voit un peu partout. Dans le monde occidental, on se contentait de donner tout notre or à une banque qui nous écrivait sur un bout de papier ce qu'elle nous devait. On pouvait donc voyager avec ce bout de papier, le présenter à d'autres banques, qui si elles connaissaient notre banque, pouvait échanger ce bout de papier avec de l'or qu'elles avaient dans leurs caisses. La monnaie papier n'est donc qu'une reconnaissance de dette de la banque à qui vous avez donné votre or, cela ne change aux mécanismes monétaires, et en particulier au fait que PY égale M la quantité d'or. 

Très vite, la plupart des sociétés centralisées ont organisé la monnaie. Au début, le seigneur ou le roi frappait les pièces d'or à son effigie avant de les mettre en circulation, ce qui permettait de définir une unité de compte, puisque chaque pièce frappée avait un poids en or bien défini. Les différentes monnaies n'en étaient en fait qu'une, l'or, et les taux de change étaient fixes, à savoir par exemple le rapport des poids en or de la livre sur le louis. 

On est assez rapidement passé aux monnaies fiduciaires, c'est-à-dire que l'Etat émet une certaine quantité de pièces métalliques ou de billets de banque, correspondant aux réserves d'or qu'il détient. Dès lors, tout l'or d'un pays peut être stocké à un unique endroit, la banque centrale, et les pièces en argent, cuivre, zinc ou les billets de banque, sont des reconnaissance de dette de la banque centrale. En théorie, il était donc possible d'aller à la Banque de France et de demander à échanger un billet de 100 francs pour l'équivalent en or. 


Qu'est-ce-qu'une crise de liquidité?
C'est une récession purement monétaire, qui se produit si P ne peut pas varier rapidement. Cette rigidité provient de facteurs psychologiques (vous avez toujours vendu une peau 12 pièces d'or, pourquoi ça changerait?) ou de contraintes techniques (il faut changer toutes les petites affichettes avec les prix sur la devanture de votre magasin). En particulier, si les prix relatifs des biens par rapport à la monnaie ne s'adaptent pas à une forte augmentation du potentiel de Y (baby-boom, innovation technologique doublant la vitesse de production des peaux de bête), et que M est maintenu constant (donc dans l'équation M = PY, M et P sont fixes) alors Y ne peut pas augmenter : les capacités de production dépassent la quantité d'échanges effectifs. Les nouveaux arrivants sur le marché du travail (cas du baby-boom) ou bien la moitié des producteurs de peaux de bête (cas de l'innovation technologique) se retrouvent ainsi au chômage. 

Une allégorie utile pour comprendre ce phénomène est celui de la co-op de baby-sitting (lien). Plusieurs couples s'associent au sein d'une co-op pour garder les enfants des autres quand ces derniers souhaitent sortir et pas eux. Pour éviter que certains profitent du système, la co-op émet des coupons valant 1h de baby-sitting : quand vous prenez les enfants des autres, ils vous donnent des coupons, que vous dépensez quand vous sortez. Dans l'exemple étudié, pour une raison compliquée le nombre de coupons en circulation diminue (certains se perdent, peu importe). Chacun ayant envie d'avoir un petit stock de coupons chez soi pour pouvoir sortir si l'envie leur en prend, le fait que les coupons deviennent plus rares poussent les couples à essayer de ne pas trop les dépenser, mais sautent sur la moindre occasion de baby-sitting. Comme tout le monde a le même raisonnement, cela ne fonctionne pas car pour que quelqu'un gagne un coupon, quelqu'un d'autre doit le dépenser. Notre co-op expérimente donc le chômage, soit des couples qui sont prêts à travailler (ie baby-sitter) mais ne trouve pas d'employeur (ie de couple voulant sortir). Formellement, M diminue, P est fixé à une heure de baby-sitting par coupon, donc Y diminue. La solution est d'augmenter M ou de diminuer P. 

Pour éviter cela, il faut donc un mécanisme permettant à M d'augmenter ou à P de diminuer. Dans le cas de notre co-op on peut émettre plus de coupons, ou bien diminuer la valeur d'un coupon arbitrairement, mais dans le cas d'une économie plus complexe, à n biens, P étant déterminé par l'équilibre sur n marchés de l'offre et de la demande, c'est plus difficile. 

Dans le cas d'une économie dont la monnaie est l'or, si la population ou la productivité augmente, voilà le mécanisme : 

1)  La demande d'or devient plus forte, mais les prix restent rigides. 
2) Tant que les prix ne baissent pas, Y est contraint par M et P, donc reste inférieur à son potentiel, donc le chômage augmebnte
3) Les prix finissent par baisser et la valeur de l'or augmente, ce qui incite plus de gens (ceux qui sont au chômage par exemple) à prendre une pelle et aller creuser des trous, donc la quantité d'or finit par augmenter. 
3) En parallèle, les prix ayant baissé, Y peut à nouveau augmenter. Cela traduit l'activité des chercheurs d'or. 
4) Comme M augmente, PY remonte. Comme Y peut librement augmenter, étant inférieur à son potentiel, une bonne partie de l'augmentation de PY se traduit par une augmentation de Y. 
5) Lorsque Y atteint son potentiel (il n'y a plus de chômage), M continuant à augmenter car les chercheurs d'or sont toujours là, Y étant contraint, ce coup-ci P augmente. 
6) Comme P augmente, la valeur de l'or diminue, jusqu'à atteindre sa valeur initiale, et c'est à nouveau peu intéressant de chercher de l'or. 

Le problème de ce mécanisme est qu'il est affreusement lent, que le chômage a de forte chance de détruire des compétences s'il dure trop, que la chute de la production mène à des famines, voire des guerres. Et puis surtout, les ressources humaines utilisées pour chercher de l'or sont colossales (300 000 aventuriers sont partis chercher de l'or en Californie en 1848, soit 1.5% de la population américaine et 85% de la population Californienne de l'époque), et même si cela réduisait le chômage, elles auraient été bien mieux employées si elles avaient été investies dans la construction de routes, d'écoles, d'hôpitaux, tout autant d'investissement qui augmente le potentiel de croissance. Une citation de Keynes est connue pour moquer ironiquement l'attachement à l'or d'une partie de l'élite de l'époque : 

"If the Treasury were to fill old bottles with bank-notes, bury them at suitable depths in disused coal-mines which are then filled up to the surface with town rubbish, and leave it to private enterprise on well-tried principles of laissez-faire to dig the notes up again (the right to do so being obtained, of course, by tendering for leases of the note-bearing territory), there need be no more unemployment and, with the help of repercussions, the real income of the community, and its capital wealth, would probably become a good deal greater than it actually is."
Keynes ne souhaitait pas qu'on applique à la lettre cette recommandation, il soulignait simplement le mécanisme par lequel la recherche d'or pouvait être stabilisatrice : augmentation de la masse monétaire, augmentation de la dépense totale (via les salaires des mineurs), des mécanismes purement Keynésiens. Ceci étant, il vaut mieux augmenter la masse monétaire sans l'enterrer, et employer les chômeurs à construire des choses utiles.  

Les autorités monétaires (Roi, seigneur, banque centrale...) ont donc cherché à faire varier la masse monétaire pour permettre de gérer les fluctuations de l'économie. Cependant la quantité de monnaie en circulation devait être égale à la quantité d'or dans les caisses de la banque centrale, ou bien il fallait carrément fabriquer les pièces à partir de l'or et on mesurait la valeur monétaire d'une pièce à son poids en or. Les autorités monétaires ont donc progressivement commencé à "débaser" leur monnaie, c'est-à-dire a réduire (ou augmenter, mais c'était plus souvent réduire) selon les besoins le ratio or/monnaie en circulation. Sous l'Empire Romain, cela consistait à frapper des pièces de même valeur faciale avec 3.8g d'or au lieu de 4g. Plus récemment, cela consistait à imprimer plus de billets pour la même quantité d'or en réserve (faire marcher "la planche à billet").

En général, les Etats le faisaient très mal, n'avaient aucun moyen sérieux d'estimer les besoins en masse monétaire de leur économie, et donc leur cible de masse monétaire était bien souvent soit trop haute, soit trop basse, ce qui réduisait à peine les fluctuations, voire pouvait les empirer. D'autant que bien souvent, la banque centrale dépendant du pouvoir politique, il était très tentant de financer les dépenses publiques (guerres, corruption...) par un débasage. Ainsi, M augmentait sans que ce soit justifié par une augmentation de Y, donc augmentait assez fortement l'inflation. Ce n'est pas toujours mauvais, cela pouvait même se justifier parfois. Par exemple, la France a connu une plus forte période d'inflation après la première guerre mondiale que le Royaume-Uni. Cela s'est traduit par une dette publique bien plus importante au Royaume Uni, et des rentes privées qui se sont maintenues. L'inflation a eu en revanche un fort pouvoir redistributif en France, puisqu'elle a rogné la valeur des capitaux détenus. 

La fin de l'étalon-or et les fluctuations économiques
A fort de débaser ou de rebaser pour gérer les fluctuations de l'économie, on s'est bien rendu compte du côté artificiel d’asseoir la quantité de monnaie sur les réserves d'or. Il a fallu à peu près 40 ans entre les écrits de Keynes poussant à quitter l'étalon-or pendant la Grande Dépression et les accords de 1973 qui ont mis fin à la convertibilité du dollar en or. Entre temps, un pseudo-régime d'étalon-or était en place puisque le dollar était équivalent à l'or détenu par la Federal Reserve (banque centrale américaine), et que toutes les monnaies s'étaient arrimées au dollar, donc à l'or (taux de change fixe). A partir de 1973, la plupart des pays sont passés à un système de taux de change flexibles, et chaque banque centrale s'est mis à gérer la croissance de sa masse monétaire de manière à stabiliser sa propre économie, sans tenir compte de l'or ou du dollar. Parallèlement, les modèles macroéconomiques se sont considérablement développés et ont permis de mieux anticiper la variation de la quantité de monnaie nécessaire pour maintenir P constant dans l'équation M = PY. Depuis 30 ans, l'inflation est considérablement plus stable que jamais auparavant. L'épisode des chocs pétroliers est un épisode important dans la macroéconomie moderne. Dans l'équation M = PY, on oublie vite qu'une augmentation de M peut conduire à une augmentation de P, et pas de Y. En cas de crise, il est donc important de savoir si Y chute car le potentiel de production de l'économie chute (choc d'offre : usines détruites, forte émigration, diminution de l'énergie à disposition) auquel cas il est illusoire de le remonter monétairement, une augmentation de M conduira à de l'inflation. A l'inverse, si Y chute pour des raisons de demande uniquement (par exemple, dans notre co-op, tout le monde cherche à réduire ses sorties en même temps), à ce moment là une augmentation de M rétablira Y à son potentiel. 






Pourquoi une cible d'inflation à 2%, et pas 0%? et pas 4%
Il y a plusieurs façon de le justifier. La première est de supposer qu'il existe une asymétrie entre la rigidité des prix à la baisse et à la hausse. Par exemple, les salaires (qui sont le prix du travail) baissent très difficilement. Donc si la banque centrale vise une augmentation de M exactement proportionnelle à Y, soit P stable et donc une inflation nulle, le moindre choc de demande sur Y exercera une pression déflationniste sur P (si la demande baisse, le prix baisse). Celui-ci ne pouvant pas baisser, le choc de demande ne peut être amorti. Il est donc préférable d'avoir une inflation légèrement positive, qui peut simplement ralentir en cas de choc de demande. Dans ce cas, en cas de choc de demande sur Y, M/P augmente plus vite que Y, donc il y a un effet dit "d'encaisses réelles", la valeur de votre stock de monnaie augmente, vous vous sentez plus riches et donc dépensez plus, ce qui rétablit la demande. 

Une autre façon de voir les choses est de considérer que notre économie est aussi une économie capitalisée, dans laquelle l'épargne est stockée majoritairement sous la forme d'actifs (immobilier, financier...) rapportant un taux d'intérêt. On souhaite toujours détenir de la monnaie pour les échanges, mais si le taux d'intérêt est élevé, on est incité à ne pas trop laisser son argent dormir sur un compte non rémunéré ou sous forme de billets de banque. Dans ce cas, la demande de monnaie diminue avec le taux d'intérêt nominal, et on a 

M = alpha x PY - beta x i

De l'autre côté, le taux d'intérêt étant le prix que les débiteurs paient à leur créanciers, il dépend du rapport entre l'offre d'épargne (ce que les gens ont envie d'épargner) et la demande d'investissement (le nombre de projet pour lesquels cette épargne sera utilisée). On est typiquement dans le cadre du modèle Offre Agrégée - Demande Agrégée décrite dans ce post précédent

Dans ce cadre, les variations de masse monétaire jouent directement sur le taux nominal i, c'est pourquoi on parle souvent de "taux directeur", qui permet à la banque centrale de mieux traduire en terme de taux l'impact de ses décisions de politique monétaire. Elle choisit le taux d'intérêt nominal i qui permet d'égaliser taux réel r (soit le taux nominal moins l'inflation) et taux "naturel" de l'économie, à savoir le prix de l'épargne sur le marché des capitaux. Lorsqu'un choc de demande se présente, la volonté d'épargner dépasse la volonté d'investir et le taux d'intérêt naturel de l'économie diminue. La banque centrale diminue i de façon à ce que l'équation : 

réel (= nominal - inflation) = naturel

soit toujours vraie. Cependant, si le choc de demande est assez important pour faire tomber le taux d'intérêt naturel en dessous de 0, cela signifie qu'il faut un taux réel négatif. En l'absence d'inflation, il faut donc un taux nominal négatif. Or on voit bien que si le taux nominal devient négatif (vous perdez 2% de votre épargne tous les ans), l'existence de la monnaie papier incite à stocker toute son épargne sous forme de billets de banque. La banque centrale est donc coincé à i = 0, et le taux d'intérêt réel est supérieur au taux naturel, l'économie est en dessous de son potentiel de manière permanente. En outre, comme les agents de l'économie sont parfaitement indifférents entre détenir de la monnaie et des actifs (tous rémunérés à 0%), la vitesse de circulation de la monnaie diminue fortement, car il est préférable de détenir beaucoup de monnaie, qui au contraire des actifs est disponible tout de suite. La quantité de monnaie en circulation étant égale à la quantité de monnaie multipliée par la vitesse, la banque centrale doit considérablement augmenter la base monétaire pour maintenir la quantité de monnaie en circulation. C'est la trappe à liquidité, et c'est ce qu'il se passe depuis 5 ans, et ce qu'il s'est passé dans les années 30 : dans le graphique, la base monétaire est la monnaie émise par la banque centrale, et M2 est cette base multipliée par la vitesse de circulation de la monnaie. Ici, M2 est l'agrégat M de toutes les équations ci-dessus. 



Au final, pour éviter d'être contraint par la limite à 0%, il est intéressant d'avoir un taux nominal moyen suffisamment élevé, permettant à la banque centrale de le diminuer d'autant plus que le choc est grand. Ainsi, pour un taux naturel d'environ 2%, la banque centrale peut choisir un taux nominal de 4% et une inflation de 2% , ou bien un taux nominal de 6% et une inflation de 4%, etc, tous ces choix étant équivalents puisqu'ils permettent de maintenir réel = naturel = 2%. Néanmoins, plus la cible d'inflation est élevée, plus la marge de manœuvre est élevée. Si l'on a choisi une inflation de 2%, c'est parce qu'à l'époque on considérait que 4% de taux nominal était suffisamment élevé pour nous permettre d'amortir n'importe quel choc de demande. La perspective de tomber à 0% paraissait très improbable. En outre, on constate également que la variabilité de l'inflation est plus élevée à des niveaux élevés, donc il est plus difficile d'atteindre sa cible si elle est élevée. 2% semblait donc un excellent compromis. On a vu cependant (voir post précédent) que le taux d'intérêt naturel pouvait diminuer de manière permanente, auquel cas avec 2% d'inflation, et 1% ou 0.5% de taux naturel, la cible de taux nominal baisse d'autant (3% ou 2.5%), ce qui réduit d'autant la marge de manœuvre en cas de choc. De plus on a clairement sous-estimé la possibilité d'une crise financière de même ampleur que celle des années 30, qui peut nécessiter une baisse des taux bien supérieur à la marge de manœuvre qu'on s'était laissée. Beaucoup d'économistes plaident aujourd'hui pour une cible d'inflation plus élevée, à 3% ou 4%, non seulement pour prévenir les chocs futurs, mais également parce qu'en l'état actuel des choses, le seul moyen de baisser le taux réel jusqu'au taux naturel est de faire de l'inflation : réel = nominal - inflation = 0 - inflation. Dans notre situation, l'incapacité de la BCE à augmenter l'inflation (elle est tombée à 0.7% dans la zone euro) aggrave l'écart entre taux réel et taux naturel donc prolonge la récession.

Et la monnaie électronique?
L'avantage de la disparition de la monnaie papier est que cela règle le problème de la trappe à liquidité. En effet, en l'absence de possibilité de stocker des billets de banque chez soi, les taux d'intérêts peuvent tomber en territoire négatif : il suffit de rémunérer les comptes courants à des taux négatifs. En outre, cela limite la fraude puisque la monnaie devient beaucoup plus traçable. Avec une monnaie électronique, plus de problème de trappe à liquidité, et la banque centrale retrouve sa capacité de stabilisation sans limite. Dans ce cas, il est possible de fixer une cible d'inflation à n'importe quel niveau, et de cibler des taux d'intérêt nominaux égaux à l'inflation plus le taux d'intérêt naturel. En l'occurrence, la monnaie électronique permettrait en théorie de faire disparaître l'inflation. 

NB : Certains pensent que l'inflation existe pour pousser les gens à consommer. Le raisonnement serait que celle-ci rogne votre épargne, donc vous encourage à consommer. C'est souvent un argument cité par les critiques de la société de consommation. Le problème c'est que c'est faux, dans un monde avec des actifs, l'épargne est majoritairement stockée dans des actifs dont le rendement réel est indépendant, en moyenne, de l'inflation. Même quelqu'un ayant une très faible épargne peut la placer dans un livret rémunéré plus ou moins indexé sur l'inflation. Il est vrai que les taux réels varient avec la conjoncture, la banque centrale répondant toujours avec un temps de latence, ou bien même la banque centrale étant parfois contrainte pour des raisons politiques (par exemple, la cible d'inflation de la BCE est de 2%, ce qui signifie qu'elle ne respecte pas actuellement son mandat, mais est limité dans l'action par certaines contraintes juridiques et politiques). Mais sur longue période, le choix de la cible d'inflation n'a que peu de conséquence sur la consommation. 

NB : Bitcoin fonctionne exactement comme l'or. A l'origine de Bitcoin il y a une croissance définie de la quantité de Bitcoin disponible, qui peut plus ou moins varier selon les ressources informatiques que l'on consacre à l'activité de "minage". Mais la quantité totale de Bitcoin à l'infinie est fixe, et a été déterminée par le créateur de Bitcoin. Tant qu'il est impossible pour la banque centrale de faire fluctuer cette masse monétaire de façon à augmenter ou diminuer les taux d'intérêt, une économie qui se fonderait sur le Bitcoin connaîtra les mêmes fluctuations économiques dévastatrices que celles des économies fondées sur l'or. Or le but même de Bitcoin est justement de décentraliser la politique monétaire. Ces deux objectifs ne sont pas réconciliables à l'heure actuelle. 













jeudi 6 mars 2014

Inversion de la courbe du chômage

Bon, -0.1, c'est toujours ça de pris. Rien de surprenant, si on se souvient de ce précédent post


Pour ceux qui n'ont pas compris le changement de méthodologie (ie les commentateurs du Figaro), le changement de questionnaire en 2013 (pour s'aligner sur les autres pays) a conduit l'INSEE à réviser à la baisse le niveau du taux de chômage. 

Pour éviter de changer l'histoire, c'est-à-dire de faire apparaître une baisse qui serait uniquement due à un changement de méthodologie, l'INSEE a recalculé ses taux de chômage  sur toute la période en tenant compte de l'effet du nouveau questionnaire. Ca s'appelle une rétropolation, c'est ce que l'INSEE fait lorsque les comptes nationaux changent de base et qu'ils recalculent le niveau du PIB de la nouvelle année de base. Pour éviter de trop changer la croissance en l'absence de nouvelle information, ils rétropolent les comptes en gardant les taux de croissance. 

Bref, c'est ce qu'il s'est passé sur le chômage. Au final, le nouveau taux est meilleur, car s'il ne change pas le diagnostic de hausse ou de baisse du chômage (si l'INSEE avait gardé l'ancien questionnaire, il aurait aussi enregistré une baisse de 0.1 au quatrième trimestre), il permet toutefois des comparaisons internationales, y compris dans le passé. 

En bref, l'hypothèse de la rétropolation est que chômage BIT n'était pas de 10% au quatrième trimestre 2009 comme publié précédemment, il était de 9.6% mais l'INSEE n'avait pas la bonne mesure. 





mercredi 5 mars 2014

La stagnation séculaire ou la troisième révolution industrielle

Cet article (lien) de Jean Pisani-Ferry dans la Tribune est un must-read pour qui souhaite comprendre ce qui sous-tend la croissance de long-terme : innovation technologique, et croissance de la population active. 

L'hypothèse de stagnation séculaire suppose que la demande est diminuée par la polarisation des inégalités : d'un côté des riches toujours plus riches, de l'autre des pauvres toujours plus nombreux, et au milieu une classe moyenne autrefois moteur de la consommation aujourd'hui écartelée. Cela correspond à une demande toujours plus faible, à niveau de revenu équivalent, une plus grande part de ce revenu étant dans la main de riches épargnants. 

Cette théorie est séduisante car elle correspond à un choc permanent de demande, contre lequel le seul moyen de lutter est l'endettement, privé ou public, à moins de se satisfaire d'une demande toujours décroissante, d'une épargne toujours surabondante. En somme, on serait dans une situation de sur-accumulation du capital (voir modèle de Solow = > lien), une situation  d'inefficience dynamique qui se traduit par une consommation par tête en tout point du temps plus faible que ce qu'elle serait avec un taux d'épargne plus faible, sans pour autant changer le taux de croissance de long terme, qui est déterminé par l'innovation technologique et la croissance de la population. La limite de Solow est que l'innovation technologique est parfaitement exogène. On peut tester la validité de cette hypothèse rapidement. 

D'abord, on constate effectivement une relation positive entre R&D et croissance. Ici, on essaie d'expliquer la croissance moyenne du PIB par habitant entre 2000 et 2007 par le niveau moyen des dépenses de R&D entre 1996 et 2000. Bien entendu, la croissance moyenne 2000-2007 n'est qu'un proxy médiocre de la croissance de long terme car non seulement elle ne prend pas en compte le taux d'activité, mais en outre d'autres facteurs que l'innovation technologique ont pu la déterminer (une bulle immobilière en Espagne, une financiarisation excessive au Royaume-Uni, une période de restriction budgétaire prolongée...). On arrive tout de même à obtenir un lien statistiquement significatif au seuil de 5% (Student = 1.98). 

Source : Banque Mondiale

En première approximation, considérons donc que la R&D à la période T est un bon proxy de l'innovation technologique à la période T+1. Si cette dernière était endogène dans le modèle de Solow, c'est-à-dire si l'accumulation du capital favorisait les dépenses de R&D et donc l'innovation technologique, la conclusion que le taux d'épargne n'influe pas le taux de croissance de long terme serait fausse. Or, si on essaie de comparer nos taux de croissance 00-07 à deux différentes mesures, théoriquement proches, de l'accumulation du capital, soit la FBCF (formation brute de capital fixe = investissement dans la fiche de PIB) et l'épargne (revenu - consommation), cette relation positive disparaît et devient non significative : 

Source : Banque Mondiale, T de Student = -0.8

Source : Banque Mondiale, T de Student = 0

Donc premier résultat, le taux d'épargne ne semble pas avoir d'influence sur le taux de croissance de long terme. Mais pour paraphraser Desproges, vous allez me demander : "Pourquoi cet individu nous boursoufle-t-il le cortex avec les inégalités et la demande si la seule chose influant la croissance de long terme est l'innovation?". 

Tout simplement parce que le modèle de Solow est un modèle de long terme et ne contient aucune explication sur la façon dont les économies s'engagent sur leur sentier de long terme. En particulier, en sortie de crise, en trappe à liquidité (voir le post précédent), comment augmenter le PIB de façon à rejoindre notre sentier de long terme? Beaucoup de prévisions (Commission, gouvernements, FMI...) supposent qu'au bout d'un moment la demande repart car les conditions l'ayant diminuée disparaissent (les ménages et l'Etat finissent par réussir à se désendetter par exemple), et donc le PIB rejoint son potentiel et la croissance est à nouveau déterminée par l'offre. C'est pourquoi vous verrez toujours qu'au bout de deux ou trois ans, la croissance est prévue constante entre 1.6% et 2%. Or il semble que tous les prévisionnistes du monde se sont systématiquement plantés sur ce retour à la normale. 

La nouveauté de la théorie de la stagnation séculaire évoquée par Jean Pisani-Ferry, et développée par Larry Summers dans un discours au FMI récemment (lien) c'est que les conditions contraignant la demande ne disparaîtront pas puisqu'elles sont liés au niveau des inégalités et donc au taux d'épargne moyen, ou uniquement au prix d'une autre bulle et/ou de l'endettement des ménages les moins aisés, comme sur la période 2003-2007. Donc finalement, l'économie patine, dans le modèle OA-DA la courbe de demande est verticale (voire croissante si on croit en des possibilités d'équilibres adverses et de spirale déflationniste, voir post précédent), et aucun mécanisme autre que l'endettement public ou privé ne permet de la sortir de l'ornière, y compris une innovation technologique. 

Cette théorie est également intéressante car elle introduit le fait que les inégalités ne sont pas uniquement un problème moral, un mal pour un bien car elles surgissent au prix d'une prétendue efficacité économique. Si la stagnation séculaire est vraie, réduction des inégalités et efficacité économique vont de concert. 

Enfin, il est fort possible que même si la stagnation séculaire n'est pas encore là, et que la demande repart, une nouvelle révolution technologique conduise à une concentration encore plus importante des capitaux dans les mains d'une très faible minorité, et rende la perspective de la stagnation séculaire encore plus probable, auquel cas il faudra de toute manière se poser la question de la redistribution des bienfaits de l'innovation technologique (lien).