mercredi 30 avril 2014

L'économie en tant que discipline...

...est-elle méprisée par le public et les décideurs français, de tous bords politiques? 

(via @LeMondeEcoEnt)

Si c'est le cas, le vide créé explique qu'autant de faux économistes tentent de le combler. Mais les français sont également à la recherche de réponses, que des chercheurs sont en mesure d'apporter. Parallèlement au mépris, il y a un fort intérêt pour la discipline, ce qui se traduit par le développement d'émissions comme C dans l'air, qui invitent très régulièrement des chercheurs pour parler d'économie. Il y a encore du progrès à faire, C dans l'air est capable de mettre sur un pied d'égalité le chef du service éco d'un hebdo, le directeur d'un institut de lobbying et un chercheur reconnu. C'est un peu comme mettre Galilée, un général et un inquisiteur sur un pied d'égalité pour traiter d'astronomie. 

mardi 29 avril 2014

Le spleen français

Pour compléter le post précédent : 

Si une entreprise française se fait racheter par une entreprise étrangère, cet argent peut servir à plusieurs choses : être réinvesti à l'étranger, ce qui ne change pas fondamentalement la position extérieure de la France, servir à accumuler du capital en France, ce qui est bon pour les perspectives de croissance en France, ou être dépensé en yachts et caviar, ce qui est probablement négligeable. La plupart des journalistes semblent perdus au milieu de tout cela. Il est vrai que les participations croisées sont légions, et brouillent considérablement les pistes : une position extérieure proche de zéro peut cacher de très grosses participations étrangères en France, compensées par de très grosses participations françaises à l'étranger. Mais  dans l'ensemble, il est plutôt rassurant que l'économie française soit un marché assez important pour que des entreprises étrangères veuillent y investir, surtout quand cet investissement est constructif. 

Le discours défaitiste sur le déclin industriel français utilisant le rachat d'Alstom comme exemple de ce déclin en dit long sur la psychologie nationale. En 2004, Alstom avait un gros problème de trésorerie et était menacé par la faillite. L'intervention de l'Etat a permis d'éviter cette faillite, qui aurait probablement donné lieu au démantèlement des activités d'Alstom. La politique industrielle de l'Etat peut consister à fournir des avances de trésorerie à des entreprises rentables qui traversent une crise passagère, se substituant ainsi aux banques et investisseurs privés. Le sauvetage de l'industrie automobile aux USA par l'administration Obama procède de la même logique. 

En 2014, Alstom semble en revanche perdre de l'argent dans un secteur pas forcément d'avenir, les centrales à charbon, et a besoin d'un partenariat dans des secteurs connexes afin de diversifier son activité. La filiale énergie d'Alstom étant petite comparativement à ses concurrentes, cela passe certainement par une alliance avec une entité plus grosse, à travers un rachat partiel par exemple. Et ça tombe bien, car l'actionnaire principal d'Alstom, Bouygues souhaite vendre sa participation pour financer l'achat d'une autre entreprise, SFR Numericable. C'est du business as usual, je ne comprends vraiment pas la dramatisation. 

Sur le rachat par General Electric en particulier, le consensus semble être que les synergies seraient meilleures et plus profitables aux employés d'Alstom dans le cas d'une fusion avec GE qu'avec Siemens : il y a plus de complémentarité, Alstom et GE n'ayant pas les mêmes clients. Si Siemens est intervenu ce serait justement pour empêcher la création d'un concurrent franco-américain. Si l'Etat est intervenu, c'est à cause de son côté mouche du coche. 

Enfin, la nationalité des actionnaires d'un groupe importe peu, aussi bien pour le groupe que pour ses employés, dans la mesure où les décisions d'investissement et de développement de l'activité se feront selon les mêmes critères de rentabilité. Si la filière énergie d'Alstom est rentable mais nécessite un partenariat pour se développer (notamment dans le gaz et l'éolien apparemment), et que ce partenariat est avec une compagnie étrangère, pourquoi pas? Le public français a été traumatisé par le rachat d'Arcelor par Mittal, mais la comparaison s'arrête là : contrairement à Alstom, l'activité européenne d'Arcelor n'était plus rentable, l'industrie lourde n'a pas vraiment sa place dans une économie développée comme la France, et ni les clients, ni les fournisseurs du secteur de l'acier ne sont très présents en Europe. La fermeture de certains aciéries était inéluctable, rachat par Mittal ou non. 

Les mouvements de capitaux

UPDATE : Discussion très intéressante sur le "privilège exorbitant" des Etats-Unis en commentaires. 


Le rachat d'une partie des actions Alstom par General Electric à Bouygues et la tentative de l'assemblée de Corse de limiter les achats immobiliers par des non-résidents ont une chose en commun : les deux concernent des mouvements de capitaux et les deux appellent à des instincts nationalistes. 

Grosso modo, un pays utilise son épargne (revenu moins consommation) pour former du nouveau capital. Pour les familiers de la comptabilité nationale, on dit que 
Y = C + I + G
où Y est le PIB, C la consommation privée, I l'investissement et G la consommation publique. 
Comme l'épargne S est donnée par S = Y - C - G, cela donne 
S = I.
Donc au niveau de la terre entière, l'épargne est égale à l'investissement. Mais comme la plupart des pays sont des économies ouvertes, il faut rajouter les exportations X et enlever les importations M : 
Y = C + I + G +X - M 
S = I + X - M

Au final, le pays épargne S, investit I, la différence étant la balance commerciale. Un pays ayant une balance commerciale négative est donc un pays qui investit plus qu'il n'épargne. Il finance cet investissement : 

1) Soit parce que les entités résidentes empruntent à l'étranger : si l'investissement améliore les perspectives de croissance, il est parfaitement soutenable d'avoir une balance commerciale négative en permanence, à condition que la dette extérieure croisse moins vite que le PIB. 

2) Soit parce que des entités étrangères investissent directement dans le pays : dans ce cas, la proportion d'actifs contrôlés par les étrangers augmentent (un russe achète une villa en Provence, une entreprise américaine achète des actions d'une entreprise française), ce qui leur donne un pouvoir de décision sur l'utilisation de ces actifs, mais la dette extérieure est inchangée. 

Par exemple, voici le détail de l'épargne nationale S, de l'investissement (la formation brute de capital fixe) I par secteur de l'économie (Etat, entreprises, ménages...), en 2012 en France : 

Sources : INSEE, Banque de France
Pour la France, S = 359.9 milliards, et I = 401.8 milliards. La France investit plus qu'elle n'épargne, il lui manque donc 48.1 milliards pour se financer. Elle ira chercher cet investissement supplémentaire à l'étranger, en majorité par des variations de trésorerie (33.7 milliards) et des émissions de titres autres qu'actions (63.8 milliards), principalement par l'Etat et les entreprises. Au passage, la France semble prendre le contrôle de plus d'entreprises étrangères que l'étranger d'entreprises françaises (63.9 milliards), bien que ce soit le fait des ménages et des banques, plutôt que des entreprises.

Le patrimoine de la France était de 13 534.7 milliards fin 2011, il s'est réduit du fait de l'endettement extérieur (-48.1 milliard), et d'opérations de valuation comptable (-12.2 milliards), mais c'est accru grâce à un investissement supérieur à la dépréciation du capital (113.8 milliard), car une partie du capital doit être renouvelé tous les ans. Le patrimoine de la France a augmenté de 53 milliards en 2012. Le patrimoine détenu par les étrangers en France (moins celui détenu par la France à l'étranger) a augmenté de l'endettement extérieur (48.1 milliards) et d'opérations de valuation comptable (2.5 milliards). 

Le patrimoine total en France a donc augmenté de 100 milliards, 50 car la France a investi sur son territoire, 50 car le Reste du Monde a investi en France. Toutes choses égales par ailleurs, si la balance commerciale avait été nulle, le patrimoine de la France aurait augmenté de 100 milliards et celui du Reste du Monde aurait été inchangé. 

On voit bien ici qu'une balance commerciale négative n'est pas mauvaise en soi. On peut étudier plusieurs exemples pour illustrer différentes situations : 

1) Neuilly-sur-Seine : balance commerciale très fortement négative, le PIB de Neuilly-sur-Seine est très faible, puisque très peu d'activité économique y a lieu. En revanche, les revenus des participations à l'étranger des habitants de Neuilly sont très élevés. La balance courante est très fortement positive, ce qui permet aux habitants de Neuilly d'avoir une épargne bien supérieure à leur investissement à Neuilly : dans son ensemble, Neuilly investit beaucoup à l'étranger et sa position extérieure nette est très fortement positive. 

2) La Corse : balance commerciale fortement négative, balance des revenus négligeable (très peu de résidents corses touchent des dividendes importants). Pour financer cette balance courante négative, les corses vendent des maisons en bord de mer à des investisseurs non-corses. Si plus personne ne peut (ou ne veut) investir en corse, le déficit commercial corse devra se réduire. Cela passera probablement par une réduction des importations via un appauvrissement des résidents corses, comme en Grèce, et/ou par un exil important vers le continent. 

3) La France-Comté : balance commerciale très positive, mais balance courante très négative. Les usines Peugeot versent beaucoup de revenus de la propriété à leurs actionnaires à Neuilly. Le niveau de vie est moins élevé qu'à Neuilly, ainsi que la consommation, ce qui explique que les importations soient assez faibles comparées aux exportations. 

4) L'Allemagne : balance courante très positive, qui signale un déficit d'investissement sur le territoire allemand. Avec une population déclinante, les perspectives de croissance de long-terme ne sont pas très réjouissantes, et les ménages allemands investissent leur épargne à l'étranger plutôt qu'en Allemagne, à la recherche de rendements plus élevés. 

5) Les Etats-Unis : balance courante très très négative. La population américaine croît très vite, en partie par l'immigration, ce qui nécessite des investissements colossaux pour loger, employer et permettre à chaque nouvel habitant de consommer. Ces investissements dépassent l'épargne nationale, et sont donc financés par les épargnants allemands et la banque centrale de Chine. La dette extérieure des USA reste cependant sous contrôle car le PIB américain croît plus vite. 

6) La France : balance courante tantôt positive, tantôt négative, mais plutôt légèrement négative sur longue période. La situation française est une moyenne de la situation allemande et de la situation américaine. 





lundi 28 avril 2014

Les "réformes structurelles" Partie II

(suite de ce post)

Dans le post précédent, on a vu que la production de long-terme est déterminée par la courbe d'offre : des facteurs dits "structurels" déterminent le "potentiel" de l'économie, et le niveau "naturel" de la production et du chômage. Dans ce contexte, "naturel", "potentiel" et "structurel" sont des synonymes. Les fluctuations de la demande, liées à celles de la demande extérieure,  de la politique monétaire et des comportements de consommation et d'investissement, déterminent la production de court-terme qui peut être tour à tour supérieure à son niveau naturel (ce qui crée de l'inflation, les ressources disponibles comme le travail et le capital se raréfiant) et inférieur (ce qui crée de la déflation, les facteurs de production disponibles étant abondants). 

Les fluctuations de la demande ont une fréquence élevée, et c'est le but de la banque centrale de les annuler et de maintenir l'économie sur son chemin de croissance potentielle. On a vu que dans le cas très rare où l'économie tombe en trappe à liquidité, la banque centrale perd la maîtrise de la stabilisation, et d'autres méthodes non-conventionnelles doivent prendre le relais. 

Les fluctuations de l'offre sont beaucoup plus lentes et/ou rares. Un choc pétrolier ou un accident industriel sont des chocs d'offre très immédiats mais rares. Une amélioration de la concurrence ou l'élévation de la productivité liée à l'innovation sont des modification de l'offre s'étalant sur plusieurs années voire décennies. 

Ce qui nous amène donc aux réformes structurelles. De quoi s'agit-il exactement? Ce mot un peu fourre-tout est malheureusement utilisé pour caractériser des réformes qui ne sont pas à proprement parler "structurelles". En réalité, une réforme structurelle est une réforme qui améliore le potentiel de long-terme de l'économie. Elle peut prendre plusieurs formes : 

1) Augmenter les incitations à travailler, par exemple en augmentant l'âge de départ à la retraite ou en réduisant les prestations sociales. Si l'économie est contrainte par la demande, ces réformes ne servent à rien d'autres que créer plus de pauvreté et de chômage, même à détériorer la demande agrégée puisque les pauvres consomment une plus grande part de leur revenu, mais lorsque l'économie atteindra à nouveau son potentiel, celui-ci sera plus haut. 

2) Augmenter la productivité via l'innovation, en aidant au financement de la recherche. Cette politique n'influe pas directement sur le niveau de la demande, sauf à travers le salaire des chercheurs publics, mais augmente la probabilité de découvrir une innovation augmentant la productivité. 

3) Améliorer le niveau de concurrence, réduire les barrières à la création d'entreprises. Cela vient du fait qu'un marché où une entreprise est en situation de monopole produit moins qu'un marché où plusieurs entreprises sont en concurrence. Le monopole peut choisir de produire moins et vendre plus cher sans affecter son profit. 

4) Augmenter la productivité en investissant dans l'éducation ou dans les infrastructures. Si l'économie est contrainte par la demande, embaucher des professeurs et des ouvriers pour construire des autoroutes a le mérite d'être également une politique de relance de la demande. 

Quelles réformes présentées comme "structurelles" n'en sont pas? Par exemple, une politique de réduction de la dépense publique n'est pas en soi une politiques structurelle, elle n'en est une que si elle consiste à réduire autre chose que les dépenses d'éducation, d'investissements et de recherche et si elle améliore les incitations à l'emploi, ou bien qu'elle permette une baisse d'impôts plus tard qui améliorera les incitations à l'emploi. Le problème est malheureusement que les dépenses publiques les plus faciles à réduire sont les dépenses d'investissement. 

Quelles réformes structurelles sont les plus efficaces? 

1) Encourager l'emploi a très certainement un effet sur le niveau du PIB potentiel. La différence de niveau de PIB/hab entre USA et Europe s'explique presque entièrement par le niveau de l'emploi des seniors, des femmes, ainsi que par la durée moyenne annuelle du travail. On peut débattre de la pertinence du PIB/hab comme indicateur de bonheur, car il est clair que travailler 24h par jour n'est pas souhaitable, même si ça a des chances d'augmenter le PIB/hab. Un des effets intéressants de la réforme de la santé d'Obama est par exemple de réduire les incitations à l'emploi : moins d'américains se sentiront piégés dans leur emploi  à plein temps simplement pour garder leur police d'assurance (phénomène dit de "job lock"). L'élévation du niveau de richesse réduit aussi les incitations à l'emploi, une heure supplémentaire de travail ne servant qu'à fournir des biens de moins en moins nécessaires, au détriment de loisirs de plus en plus variés. Voilà par exemple le nombre d'heures travaillées par an par travailleur et par pays. La tendance est à la baisse dans la plupart des pays (c'est-encore plus évident si on regarde la France et les USA depuis 1950, seuls pays pour lesquels des séries aussi longues existent), et les heures travaillées sont en moyenne plus élevées dans les pays plus pauvres. 

Source OCDE



Source OCDE
De manière générale, on considère plutôt que la causalité est inverse ici : travailler plus certes améliore la production par habitant, mais quand la production par habitant augmente, les gens ont moins envie de travailler. Ce deuxième effet domine probablement à long terme. 

2) On a vu dans un post précédent que les dépenses en R&D avait un impact sur la croissance de long terme assez significatif. Le graphique est fait ici avec la croissance moyenne entre 2000 et 2007, une période pas assez longue pour comprendre l'ensemble d'un cycle économique (le Royaume Uni était par exemple en plein boom financier, la Finlande sortait de la crise la plus grave de son histoire, et la France sortait de sa plus forte période de croissance d'après 79, ce qui explique la dispersion des points), mais cela donne une idée. 

Source Banque Mondiale

Les points 3 et 4 en revanche, sur l'éducation, les infrastructures et la concurrence, sont intéressants. Ce papier de 2009 (lien) écrit par Aghion, Askenazy, Bourlès, Cette et Dromel évalue l'impact de l'éducation et des rigidités sur la croissance potentielle. Les résultats peuvent se résumer ainsi : 

1) Les rigidités sur le marché des produits (concurrence, barrière à l'entrée) et du travail (contrats rigides) ont un impact négatif sur la croissance de long terme et cet impact négatif est d'autant plus fort que le pays se rapproche de ce qu'on appelle la frontière technologique. Cela peut se comprendre théoriquement : l'innovation seule ne suffit pas, il faut favoriser sa transmission au sein de l'économie. Pour les pays éloignés de la frontière, cela passe d'autres facteurs que l'absence de rigidité, comme l'ouverture commerciale qui permet d'importer l'innovation. 

2) De même, le niveau d'éducation est d'autant plus important que le pays est proche de la frontière technologique. Pour les pays proches de la frontière, l'éducation a un effet près de deux fois plus important que les rigidités. Cela se comprend théoriquement aussi : plus le pays est proche de la frontière, plus il doit repousser la frontière pour croître, et l'innovation est directement liée à la qualité de l'éducation. 

3) Pour les pays proches de la frontière, les rigidités apparaissent d'autant plus négatives qu'elles sont importantes à la fois sur le marché des produits et du travail, pas seulement sur l'un des deux. 

4) Certains types de rigidités, comme la proportion d'entreprises détenues par l'Etat (réduisant potentiellement la concurrence), n'ont aucun impact. 

Si on prend l'exemple de la France, les indicateurs de rigidités de l'OCDE (lien) montrent que c'est surtout sur la proportion d'entreprises détenues par l'Etat que la France est à l'écart (quasiment dernière sur 30 pays), mais ce n'est pas très important pour la croissance d'après Aghion et al. 

La France est la mieux classée en terme de d'absence de contrôle des prix, et est dans la moyenne des pays de l'OCDE (15/30) pour les barrières à entrepreneuriat. Elle peut notamment progresser sur la complexité des régulations, sur la vitesse d'obtention des permis de construire et sur le traitement des défaillances, notamment avec l'inscription au fichier de la Banque de France des entrepreneurs défaillants, assez stigmatisante et dont on a beaucoup parlé dans la presse. 

Il y a également des progrès à faire dans certains secteurs, comme le commerce de détail (dont on a parlé dans la presse avec les ouvertures le dimanche, ou les limitations de taille des grandes surfaces) et les services professionnels : la France et le Canada sont les pays régulant le plus au monde la profession d'architecte par exemple, qui est pourtant un exemple parfait de profession hautement qualifiée et peu délocalisable. Les taxis sont également fortement régulés en France, mais pas beaucoup plus que dans d'autres pays. 

D'après ces données, il y a sûrement un peu de croissance potentielle à aller chercher en diminuant certaines rigidités peu justifiées, un peu de croissance en améliorant la R&D et en la rendant plus efficace, et beaucoup de croissance en améliorant l'éducation. 


Note : Une version antérieure de cet article sous-estimait l'impact des rigidités des marchés du travail, des biens, et des services pour les pays proches de la frontière technologique, et se fondait sur une version inachevée du papier d'Aghion. Mais la conclusion est la même, il y a plus de croissance à récupérer par l'augmentation du niveau d'éducation. 


jeudi 24 avril 2014

Théorie fumeuse sur les allègements de cotisations salariales.

J'ai une théorie fumeuse. 

L'économiste sait (ou du moins se doute) que la grosse majorité des cotisations salariales (employeurs + employés) est payée par les salariés. Ecopublix a fait un billet à ce sujet il y a quelques années déjà, en constatant que la hausse du taux de cotisation au cours de la deuxième moitié du XXème siècle n'avait pas conduit à une baisse de la part des revenus du capital dans la valeur ajoutée. 

Les cotisations donnant droit à des prestations (assurance maladie et retraite principalement), baisser les cotisations plus que les prestations revient en fait à laisser l'Etat subventionner l'assurance maladie et la retraite des personnes concernées par les allègements. 

Parallèlement, l'économiste sait que le SMIC peut poser problème si le coût total pour l'employeur d'un employé au SMIC est supérieur à la productivité de cet employé. Mécaniquement, un SMIC + charges élevé conduit à un niveau d'emploi plus faible dans les secteurs à productivité du travail faible, et un chômage des moins qualifiés. 

La conclusion logique est qu'alléger les charges est un cadeau aux travailleurs non qualifiés, soit via des hausses de salaires nets s'ils étaient en emploi (il faut voir ça en dynamique, une hausse de salaire net par rapport à la situation initiale peut se traduire par une progression salariale annuelle moyenne de 1% au lieu de 0.5% au cours des dix prochaines années), soit via une embauche plus importante. Pour les secteurs qui embauchent des travailleurs qualifiés et non qualifiés, cela a un effet de substitution des qualifiés vers les non qualifiés. 

Le cadeau aux travailleurs non qualifiés est donc en partie financé par les travailleurs qualifiés (dont le taux de chômage est très bas de toute manière, voir graphique) et le reste par les personnes qui devront financer l'allègement de charges. Si c'est par une hausse du taux marginal de l'impôt sur le revenu, de l'ISF, ce sont plutôt des riches, si c'est par un gel des prestations ou du point d'indice de la fonction publique, ce sont les retraités et les fonctionnaires. 



Evidemment, il y a un caveat : le patron de restaurant peut très bien décider de ne pas embaucher, mais d'acheter une nouvelle caisse enregistreuse, augmenter son salaire, rembourser ses dettes. Mais quoiqu'il fasse d'autre, ça ne sera pas forcément négatif pour l'emploi à long terme, on peut imaginer que ça améliorera la productivité de ses employés (nouvelle caisse), réduira la pression des investisseurs et dégagera une marge de manœuvre (rembourser ses dettes) ou bien empêchera qu'il se démotive complètement et ferme son restaurant (hausse du revenu du patron). Un peu de tout se passera. Je parle du restaurant parce que c'est l'exemple typique du secteur employant des salariés au SMIC et très intensif en main d'oeuvre, mais il y en a plein d'autres. 

Il peut aussi baisser ses prix s'il pense que ça lui permet de capter plus de demande. Là, l'effet un peu moins direct : la pression déflationniste peut encourager la BCE à intervenir, et permet en outre des ajustements intra-zone euro, les salaires en général pouvant ainsi augmenter moins vite que sans les allègements de charge, cela sans heurter le pouvoir d'achat, et ce qui ajuste le taux de change réel France/Allemagne. 

Mais du coup, pourquoi les syndicats de travailleurs sont-ils opposés aux allègements de charges, les présentant comme "des cadeaux aux patrons"? Il y a plusieurs explications possibles: 

1) Ils pensent que toute la baisse sera captée par les patrons. C'est pas très crédible, on ne peut pas à la fois soutenir que lorsque les charges augmentent les employés trinquent, et lorsque les charges baissent les employés trinquent. 

2) Ils n'aiment pas la manière dont sont financés ces allègements de charges. Je n'ai pas l'impression que ce soit le cas, mais ça voudrait dire que la CGT défend les travailleurs qualifiés et les retraités au détriment des travailleurs entre 1 et 1.5 SMIC. 

3) Ils sont contre parce que le Medef est pour. 

Si c'est l'explication 3, il faut donc se demander pourquoi le Medef est pour si c'est un cadeau aux travailleurs non qualifiés et pas aux patrons. D'abord on peut constater qu'une petite partie profitera certainement aux patrons, mais si le Medef veut qu'un gouvernement de gauche passe les allègements, il a intérêt à se taire.

Ma théorie fumeuse est donc la suivante : le Medef est pour et fait campagne dessus, ce qui lui permet de diviser la gauche. Les sociaux-démocrates sont inaudibles quand ils disent que les allègements profitent aux travailleurs non qualifiés, les syndicats traitent le gouvernement de vendu à la solde du Medef, et le gouvernement espère que ça finira par se voir sur les chiffres du chômage, donc joue long-terme. 

Si la stratégie du Medef paie, c'est-à-dire si la courbe du chômage ne s'inverse pas assez tôt, alors la gauche perd les prochaines élections, et le nouveau gouvernement de droite peut revenir à une politique qui pour le coup est réellement dans l'intérêt des principaux contributeurs du Medef : bouclier fiscal, fin de l'imposition des revenu du capital au barème de l'IR, etc... 

Vous en dites quoi? 





mercredi 23 avril 2014

Les hypothèses derrière les engagements européens de la France

Le programme de stabilité de la France pour 2014-2017 a été rendu public aujourd'hui. Mais avant de regarder ce qu'il y a dedans, il faut comprendre que lorsque la Commission ou la France établit des projections de croissance et de finances publiques, elle établit d'abord un scénario central.

Du côté macroéconomique, cela consiste à évaluer le PIB potentiel et son taux de croissance, en général calculé sur la base des capacités productives d'un pays, de projections démographiques et d'innovation. Ces projections sont faites avec la meilleure information disponible, et parfois sont celles de la meilleure prévision statistique. La littérature sur le sujet est très vaste. Une fois que le PIB potentiel de la dernière année connue est défini, on peut calculer l'écart de production (ou "output gap") qui est simplement l'écart en pourcentage entre le PIB potentiel et le PIB effectif. 

Dès lors, il faut faire des hypothèses sur le devenir de cet output gap. L'immense majorité des prévisionnistes projettent un retour à zéro de l'output gap, car on pense qu'en l'absence de choc (imprévisibles par nature) l'économie revient vers son niveau naturel de long-terme. C'est pourquoi la stagnation séculaire est un concept révolutionnaire, c'est la première théorie qui étudie les mécanismes de convergence du court-terme vers le long-terme et suggère qu'en des cas bien précis il est possible de ne pas revenir au potentiel. Auquel cas, ce serait plutôt le potentiel qui diminuerait vers l'actuel. Mais cette théorie étant encore embryonnaire, on comprend pourquoi les prévisionnistes de la Commission, du FMI ou du gouvernement n'en tiennent pas encore compte, et supposent une croissance potentielle en général constante sur l'horizon de prévision. 

La trajectoire de l'output gap définit alors le taux de croissance, puisque la croissance effective est égale à la croissance potentielle augmentée de la variation de l'output gap. Ainsi, si l'ouput gap est négatif et augmente vers zéro, la croissance est supérieure à la croissance potentielle. C'est ce qu'on appelle l'effet de rattrapage. Dès que l'output gap atteint zéro et y reste, la croissance diminue vers la croissance potentielle.

Du côté des finances publiques, le scénario central peut considérablement varier d'une prévision à une autre. Le principe est de décomposer le déficit public en une partie conjoncturelle (proportionnelle à l'output gap, avec une élasticité de 0.5 environ pour la France) et une partie structurelle. Il suffit ensuite de faire des hypothèses sur le devenir du déficit structurel pour déterminer la trajectoire de déficit effectif. Plusieurs solutions sont possibles. On peut raisonner 

1) à déficit structurel constant : on prend le dernier déficit structurel connu (par exemple celui de 2013), et on le suppose constant sur l'horizon de prévision. 
2) à "politique inchangée" : on prend l'état actuel de la législation et on traduit son impact sur le déficit structurel. 
3) avec l'effet des nouvelles mesures : on rajoute des mesures annoncées comme si elles avaient été votées. 

Le problème est que l'état actuel de la législation est une variable assez subjective. Cela soulève des interrogations, par exemple pour les réévaluations de prestations, pour lesquelles il est logique de considérer que le scénario de base est "on réévalue les prestations avec l'inflation" si c'est la pratique habituelle. Ou l'inverse. 

La grande difficulté de ces exercices est aussi de faire ce qui s'appelle le "bouclage macro", c'est-à-dire de tenir compte du fait que les variations de déficits structurels affectent l'output gap. Pour cela, on peut dire que le prévisionniste utilise un paramètre, le multiplicateur budgétaire, qui lui permet d'évaluer l'impact des variations de déficits structurels sur la croissance : quand le déficit structurel ne change pas, l'impact de la politique budgétaire sur la croissance est nul. C'est un peu grossier mais c'est une première approximation qui est souvent faite pour ce genre d'exercices. 

Et c'est là que toute la confusion arrive. Certaines institutions de prévisions échouent à faire ce bouclage final, ou le font mais ne communiquent pas du tout dessus, ce qui fait qu'il est impossible de tracer les hypothèses sous-jacentes. C'est souvent lié à l'organisation de l'institution : à la Commission, comme au Trésor, un service fait les prévisions macro, les envoie au service faisant les prévisions de finances publiques, mais le retour ne se fait pas toujours. 

Dans le Monde, Michel Sapin (lien) claironne que les prévisions de croissance du gouvernement sont les mêmes que celles de la Commission pour 2014 et 2015. Seulement ce qu'il ne dit pas, c'est comment la saucisse est faite. Essayons donc de décomposer un exercice de prévision. 

Du côté de la commission, voilà les prévisions de février 2014 : 


On peut essayer de retrouver cela étape par étape. La Commission part du constat que l'output gap en 2013 est de -2.9 et que le déficit total est de 4.2. Elle est capable de décomposer de 4.2 en une partie conjoncturelle de 1.7= -2.9 * élasticité de 0.6, des one-offs (par exemple la recapitalisation de Dexia) de -0.3, et une partie structurelle qui est le reste 2.8 = 4.2 - (1.7 - 0.3).

Elle va commencer par supposer que l'output gap va tendre va zéro au bout de N années, mettons N = 7. Puis elle va calculer l'impact sur le déficit structurel des mesures qu'elle aura retenu dans son scénario de politique inchangée, qui se traduit par l'écart entre laisser le déficit structurel constant et la projection de déficit. Puis elle va appliquer le multiplicateur et calculer l'impact sur l'output gap de cette variation de déficit structurel. Ici, avec un multiplicateur de 0.8, un écart de 0.5 en 2014 réduit l'output gap initial de 0.4 = 0.5*0.8. Puis elle cherche d'éventuels nouveaux one-offs, en général assez rares, donc suppose ici qu'ils sont nuls à l'avenir. Puis retrouve le déficit total et la croissance. 


Ce n'est sûrement pas exactement ainsi que la Commission a raisonné, mais ça ne doit pas être loin. On voit ainsi que les hypothèses sous jacentes de la Commission sont 

1) Retour à output gap nul en 2020
2) Croissance potentielle de 1%
3) Multiplicateur de 0.8
4) Elasticité de 0.6. 

Essayons de faire la même chose pour les prévisions du programme de Stabilité de la France, élaboré par le gouvernement : 


D'abord, on voit que la croissance potentielle est plus élevée. Donc toutes choses égales par ailleurs (vitesse de convergence de l'ouput gap, multiplicateur, élasticité et projection de déficit structurel), la croissance devrait être mécaniquement de 0.5 point supérieure. Ensuite, on constate qu'on ne peut faire comme pour la Commission et supposer un multiplicateur constant, sinon on ne parvient pas à retomber sur les prévisions du gouvernement : 


1) Retour à output gap nul en 2020
2) Croissance potentielle de 1.5%
3) Multiplicateur de 1.1 en 2014 et 0.7 en 2015
4) Elasticité de 0.5

D'un côté, le gouvernement semble supposer que le multiplicateur est plus élevé en 2014, mais plus faible en 2015. Cela peut provenir du fait que les mesures de réduction du déficit appliquées en 2014 et en 2015 sont différentes, par exemple que le gel de certaines prestations a un effet plus important sur la croissance que les économies d'efficacité au sein de l'Etat et des collectivités locales. Ou alors ils se sont arrangés pour que ça permette de retomber à pile 3% de déficit et 1.7% de croissance en 2015, je ne sais pas. Dans tous les cas, 0.9 de multiplicateur en moyenne, c'est vraiment une hypothèse basse. Il aurait été plus raisonnable de considérer un multiplicateur supérieur à 1, il y a des chances que l'impact des mesures sur la croissance soit plus négatif que prévu. 

De l'autre, la croissance potentielle de 1.5% peut faire débat. Il est clair que si le gouvernement avait retenu 1.0% comme la Commission, la projection de croissance finale aurait été de 0.5% en 2014 et 1.2% en 2015 (et non 1.0% et 1.7%). Le FMI est entre les deux, avec une croissance potentielle tendant vers 1.3%. 

Pour résumer, si le gouvernement implémente bien les mesures prévues en 2014 et 2015, et que la croissance est plus faible que prévue, on ne saura pas si c'est parce que la croissance potentielle est en fait plus faible que 1.5% ou que le multiplicateur est plus élevé que 0.7/1.1. 

On peut jouer avec les chiffres de façon à calculer ce que serait la croissance, avec les hypothèses du gouvernement, si on n'essayait pas de réduire le déficit. On obtient 1.9% en 2014 et 2015 : 1.5 de croissance potentielle et 0.4 de rattrapage. 


mardi 22 avril 2014

Les "réformes structurelles" Partie I

On en entend parler depuis des années mais on ne sait pas trop ce que c'est. Pour beaucoup de commentateurs et personnalités publiques, c'est devenu un moyen de dire que les pays du sud de l'Europe, France incluse, ont des modèles économiques d'un autre âge qu'il faut à tout prix réformer pour les propulser à toute vitesse dans le XXIème siècle. Apparemment, il y aurait des gains massifs à mener ces "réformes structurelles", aussi bien en terme de croissance que de finances publiques, mais bien peu sont réellement capables de spécifier ce que seraient ces réformes. On va essayer de faire cela en deux parties. D'abord en explicitant les différents impacts que des politiques publiques peuvent avoir, puis en étudiant dans un post ultérieur différents exemples de réformes, dont celles qu'on appelle "structurelles", combinant souvent plusieurs politiques ayant des effets différents. 

Dans l'analyse économique, on distingue les réformes qui permettent de déplacer la courbe de l'offre agrégée de celles qui permettent de déplacer la courbe de demande agrégée. L'offre agrégée est déterminée par la productivité, le degré de concurrence, les régulations sur le marché du travail, le niveau de taxation, et à court terme par les anticipations de prix via le salaire réel : les prix réagissant plus vite que les salaires, une hausse de prix sans hausse de salaire permet une augmentation du PIB. La demande agrégée est déterminée par le déficit public, la politique monétaire, et les comportements de consommation et d'investissement des agents. 




On voit par exemple qu'une politique de demande se caractérise par une augmentation du PIB et des prix, tandis qu'une politique de l'offre se caractérise par une augmentation du PIB et une baisse des prix. 

A long terme, les anticipations de prix et les prix convergent, ce qui rend la courbe d'offre de long terme indépendante du prix : la production, qui dépend du salaire réel, ne dépend pas du niveau des prix, car les salaires finissent par s'ajuster aux prix. Ainsi, les politiques de demande n'ont pas d'effet sur le PIB de long terme, c'est à dire le PIB potentiel de l'économie.  




En cas de très forte crise de la demande, les taux d'intérêts peuvent tomber à zéro et on se retrouve dans ce cas en "trappe à liquidité", un monde où tout est à l'envers. Ce coup-ci, c'est la demande qui est verticale, et les politiques de l'offre sont sans effet. 



Voilà pour le cadre d'analyse. Toutes les grandes réformes consistent en l'agrégation de politiques publiques élémentaires ayant chacune un effet sur l'offre et sur la demande. Ces politiques publiques élémentaires sont celles jouant sur les paramètres de l'économie sur lesquels il est possible de jouer: 

1) Les impôts sur le revenu ou la consommation: plus d'impôt = moins de demande via la baisse du revenu disponible et moins d'offre via "l'incidence fiscale" (voir ce post par exemple) et l'effet désincitatif des taux marginaux.
2) La dépense publique d'investissements : plus de demande, effet positif sur l'offre (via l'augmentation de la productivité)
3) La dépense d'éducation : plus de demande, effet positif sur l'offre (via l'augmentation de la productivité)
4) La dépense sociale : plus de demande, moins d'offre (via l'effet désincitatif). 
5) La masse monétaire : plus de monnaie = plus de demande, sans effet sur l'offre
6) Le contrôle des prix (SMIC, loyers, etc) : plus de contrôle = moins d'offre
7) Le degré de concurrence entre entreprises (permis, licences, lois antitrust) et entre travailleurs (difficultés à licencier) : plus de concurrence = plus d'offre. 

Il y a deux bémols à cette description : l'analyse économique des externalités peut nous conduire à favoriser une régulation ou un impôt pour l'offre, s'ils permettent d'éviter un comportement ayant des répercussions négatives sur l'économie dans son ensemble. De même, dans le cas des biens publics, cela peut aussi valoir la peine d'instaurer un monopole public, assez peu favorable à la concurrence. Mais pour la plupart des activités, le cadre ci-dessus s'applique. 

Donc voilà pour le signe des impacts. Pour connaître leur taille, il faut un modèle un peu plus raffiné, qui reposera sur des hypothèses potentiellement contestables, et il faut détailler un peu mieux chaque politique. Une hausse de TVA n'aura pas du tout le même effet sur la demande et l'offre qu'une hausse de l'ISF (qui aura probablement un effet nul sur les deux). Construire une ligne de TGV inutile s'apparentera plus à une politique de la demande, l'effet sur l'offre de long terme étant nul. 

La demande et l'offre ne sont pas les seules dimensions impactées par les politiques publiques. On peut rajouter par exemple la dimension des finances publiques. Les inégalités, la santé, l'emploi, le bonheur sont également des dimensions intéressantes. L'avantage du triptyque (demande, offre, finances publiques) est qu'il est quasiment orthogonal : avec la bonne combinaison, on peut jouer sur chaque dimension sans impacter les deux autres. Il est également assez peu politique, puisqu'il ne pose pas trop de problème de redistribution ou de choix social. 

Les rares cas où cela survient sont à l'origine du mépris du public pour les économistes cyniques. Par exemple les économistes, étant massivement pro-mondialisation et pro-flexibilité, favoriseront souvent un modèle avec moins de sécurisation de l'emploi, mais plus de sécurisation des trajectoires, ce qui peut être vécu par certains comme se ranger du côté du méchant patron. Les économistes favorisent aussi les assurances obligatoires (parfois gérées par l'Etat) afin de diluer le risque, ce qui peut être vécu par d'autres comme une intrusion insupportable de la puissance publique. Aussi, l'impact des inégalités sur l'offre et la demande, ou celui du PIB sur l'emploi, méritent en revanche des posts à eux tout seuls. 

En dehors de ces cas, cela nous donne trois dimensions (offre, demande, finances publiques) d'évaluation des politiques publiques. Un bon économiste, contrairement au mauvais économiste (post I et post II), sait que des problèmes différents suggèrent des solutions différentes. Selon le problème qu'il essaie de régler, il piochera donc dans sa boîte à outil des politiques élémentaires qui mises bout à bout lui permettent de régler le problème sans empirer les autres dimensions. 

Dans la partie suivante, on étudiera l'impact de différentes réformes, et on essaiera de qualifier certaines d'entre elles de structurelles, en approchant le plus possible la définition entendue par les commentateurs et personnalités publiques. 


jeudi 17 avril 2014

Les faux économistes, suite et fin

Suite et fin du bestiaire des économistes médiatiques français. Certains m'ont été suggérés. 

6) Le Very Serious économiste (copyright P.Krugman).

Quand il a découvert l'ordolibéralisme, ce fut une révélation. Il a enfin pu réconcilier son envie de tout contrôler et réguler et ses instincts libéraux datant de la première année d'économie, quand les filles ne voulaient pas lui parler et qu'il était le seul de sa promotion à venir en amphi en costume-cravate. Pour lui, l'Etat a un rôle à jouer, mais uniquement celui d'arbitre d'une concurrence saine entre entreprises bénévolentes. Il a une sainte horreur pour la dépense publique non régalienne, et plaide par exemple pour un système de retraite composé de polices d'assurances privées parmi lesquelles les citoyens sont obligés de choisir et dont les termes ont été rigoureusement définis par l'Etat. On ne sait pas trop pourquoi il s'interdit à ce point de passer par un système public, mais soit. Il adore la décentralisation et le "principe de subsidiarité" au-delà de toute mesure, comme un principe immuable, un prisme au travers duquel il juge toute politique, tel Didier Bourdon et Bernard Campan dans "le Pari" : décentralisation, BIEN, Etat central, PAS BIEN. Il a toujours fait partie intégrante du paysage et s'il est un peu loufoque c'est surtout parce qu'il est incapable d'intégrer que c'est impossible de tout défaire pour tout refaire. On l'écoute expliquer son système idéal, très cohérent, tout disant en aparté que c'est bien beau tout ça mais la France est partie dans une autre direction il y a 70 ans, on va plutôt essayer d'améliorer ce qu'on a. 

Mais récemment, il a commencé à nous énerver. Il cite le modèle allemand toutes les trois lignes dans ses éditoriaux, il veut réduire le SMIC pour relancer les exportations et la compétitivité de la France (l'immense majorité des employés au SMIC est dans les services), il pense que tous les pays européens devraient présenter un surplus commercial de 6% de leur PIB (en exportant vers Mars peut-être), il déteste l'inflation (sans trop savoir pourquoi, je le soupçonne de penser comme certains anciens membres du directoire de la BCE que quand les prix baissent les gens sont riches), et il a une véritable obsession pour la dette publique, dont il regarde les moindres soubresauts depuis 2010. Il adore les réformes structurelles mais est souvent bien incapable de nous dire ce qu'il entend par là. En général, pris en défaut, il cite les taxis. Il adore la réduction des déficits, mais attention, seulement quand cela passe par une réduction des dépenses (ou une hausse de la TVA). 

Il se voit comme centriste et raisonnable, il donne des gages à droite en prônant la baisse du SMIC, il donne des gages à gauche en se prononçant pour une allocation universelle, persuadé que ces deux solutions sont une panacée. Il veut gérer l'Etat en bon père de famille, et se méfie avec raison de la finance. C'est le plus embêtant de tous les faux économistes, car telle une montre cassée ayant raison deux fois par jour, il peut parfois dire des choses sensées et être confondu avec de vrais économistes ayant de vraies raisons de recommander certaines réformes. Il n'est pas très polarisant, mais on ne parle que de ses idées depuis trois ans. 


7) Le keynésien de la dernière heure

Je pensais que cette espèce n'existait pas, mais il se trouve qu'on peut encore en trouver. En général sociologue et ancien militant trotskiste, il s'est fait connaître avant 2008 en écrivant des tas d'articles sur l'Etat social, sur l'importance des systèmes d'assurance publique. Il ne cachait pas ses opinions politiques, et on pouvait le voir sur les plateaux, face au Very Serious économiste, égrainer la liste des services publics qui se dégradent à cause de la logique financière des néolibéraux. Avec la crise, un truc s'est passé. C'est évident que le Very Serious économiste a voulu tailler dans la dépense, ce contre quoi il était rigoureusement opposé. Et il s'est retrouvé à râler aux côtés une autre espèce d'économiste, les vrais, ceux qui trouvent que réduire le déficit en période de crise de la demande n'est pas une bonne idée. Il a découvert qu'un anglais des années 30 avait suggéré que pour lutter contre la Grande Dépression, on pouvait en profiter pour augmenter la dépense publique afin d'arrêter la spirale récessive et faire enfin le New Deal que beaucoup appelaient de leurs voeux. Tout d'un coup, sans avoir jamais lu une page de la Théorie Générale, il se voit comme le nouveau Keynes. 

Le very serious économiste, le grand gourou et l'essayiste décliniste, ignorants qu'ils sont des modèles les plus actuels de la Nouvelle Synthèse, le confondent souvent avec de vrais économistes, comme Gregory Mankiw (ancien conseiller économique de G.W. Bush, ce qui montre qu'on peut très bien être keynésien et de droite), Olivier Blanchard (chef économiste du FMI), Ben Bernanke et Janet Yellen (respectivement ancien et actuelle président(e) de la FED),  et bien d'autres, tous conscients que la réduction des déficits en période de crise est mauvaise. D'ailleurs, tous ont conseillé des plans de relance en 2009 et 2011 aux USA, en partie par une hausse temporaire des dépenses, et en partie par une baisse temporaire d'impôts. Ces mêmes économistes reprochaient à G.W.Bush son irresponsabilité budgétaire à une époque où la relance n'était ni nécessaire, ni efficace. 

Mais voilà, il existe un type qui prône la dépense tout le temps, à tout prix, et rien que la dépense, se fichant de la dette, et persuadé que le multiplicateur keynésien fonctionne même en plein emploi. Il écrit un jour en citant Keynes, et sert depuis d'épouvantail contre le keynésianisme. Cette lecture est d'ailleurs très largement reprise par les médias, qui qualifient tout le temps (même hors crise) une hausse de la dépense de "keynésienne" et une baisse des impôts (même pendant une crise) de "politique de l'offre". Ou une hausse d'impôts de "hausse d'impôts" et une baisse de la dépense de "rigueur", "austérité" ou "réforme structurelle". C'est rageant. 


8) Le jeune blogueur

Il a créé un blog éco il y a trois mois parce qu'il a l'impression que personne ne comprend rien. Depuis, il a 50 abonnés sur Twitter, il écrit des articles beaucoup trop longs et beaucoup trop abscons pour être intéressants, mais il se dit qu'il a une audience et qu'il a une responsabilité vis-à-vis d'elle. Il déteste lire la presse économique mais passe le plus clair de son temps à lire la presse économique, en envoyant rageusement des liens à ses amis et collègues sous-titrés : "t'as vu ce qu'il a encore dit celui-là? Décidément ces journalistes n'y comprennent rien". Il a moins de trente ans, il adore l'économie mais est trop fainéant pour faire une thèse. Il se demande pourquoi il n'y a pas de Financial Times français, et rêve de devenir Martin Wolf. 









mercredi 16 avril 2014

Les faux économistes

Ce (déjà ancien) post de Noah Smith sur la faune des commentateurs de blog économiques me donne envie de conduire un exercice similaire sur le monde des économistes (plutôt des personnalités présentées ou se présentant comme économistes) médiatiques français. Toute ressemblance avec des individus réels est parfaitement intentionnelle. 

1) Le grand gourou

On ne le voit pas beaucoup à la télé, mais il est partout dans les mondes des affaires et de la politique. Il a en général fait de grandes études au cours desquelles il a eu quelques cours d'économie et appris à tracer l'intersection entre offre et demande. Il sait, ou plutôt il croit se souvenir de ses cours à l'ENA, que les taxes "créent de la distorsion", et comme il a fait ses classes dans les années 70/80, que "l'augmentation de la dépense publique crée de toujours de l'inflation mais pas de croissance".  Il a également appris que la "mondialisation crée de la richesse", que "l'innovation est la seule source véritable de croissance", et "la concurrence réduit tous les maux", sans s'apercevoir qu'il peut parfois y avoir contradiction entre ces deux dernières affirmations. 

Il s'est arrêté au niveau de la dernière année de licence d'économie, et il est de la pire engeance : celle qui réfléchit à partir d'outils désespérément basiques, et qui pense par son intelligence seule arriver à de meilleures conclusions que les autres. Il n'a pas la moindre idée de l'état du débat académique, qu'il estime de toute manière complètement déconnecté des considérations importantes pour ses clients chefs d'entreprises ou hommes politiques. Il conseille la même chose aux deux, pensant à tort qu'il faut toujours gérer l'Etat comme une entreprise. Il a parfois raison, souvent tort, mais il dit qu'il a une vision de long terme, ignorant que les solutions de long terme peuvent être contre-productives à court terme. Finalement, il n'apporte pas plus de sagesse que Madame Soleil, mais s'il est cynique il sait dire que son client a envie d'entendre, et lui fournir un argumentaire tout prêt. 

Comme il est très intelligent, il écrit un livre par an depuis 20 ans; parfois sur l'économie pour rappeler les mêmes évidences en pensant être le seul à les dire ou pour répéter les mêmes erreurs mille fois démontées par la recherche; parfois sur de grands penseurs pour montrer qu'il est aussi un peu philosophe; et souvent un peu des deux, mêlant morale, pragmatisme, et pseudo-scientificité dans un gloubi-boulga infâme ne comprenant aucune recommandation de mesure politique ou économique faisant avancer le schmilblick. 

2) L'essayiste décliniste

Abonné des colonnes de journaux ou magazines dont les lecteurs ont une moyenne d'âge supérieure à 60 ans, il a fait les mêmes études que le grand gourou, et ils écrivent parfois des livres ensemble : le gourou en tant que fin connaisseur du monde des affaires, et lui en tant que penseur. Il a lu Hayek et Von Mises, mais s'est arrêté là. Il a grandi dans la haine du communisme et considère que l'anti-libéralisme est ce qui a provoqué/provoque/provoquera la chute de la France. Il s'y connaît un peu mieux que le grand gourou, puisqu'il a parfois même appris des modèles économiques un peu plus sophistiqués, aux hypothèses complètement irréalistes mais qu'on fait souvent étudier en première année de master comme introduction aux modèles de la nouvelle synthèse, nettement plus récents et réellement utilisés pour essayer comprendre le monde qui nous entoure. Lui ne cherche pas à comprendre le monde qui l'entoure, il cherche à ce que le monde qui l'entoure ressemble à son modèle simpliste et philosophiquement cohérent, bâti autour de l'idée que si chacun cherche à maximiser son bonheur égoïstement sans contrainte extérieure on aboutira à un optimum social. Il ignore toutes les questions d'externalités, de biens public (sauf pour l'armée, la justice et la police), et de rationalité limitée. Il pense que si on les laisse faire, les français mettront assez d'argent de côté pour leur retraite et les entreprises récompenseront les méritants. Il écrit également un livre par an depuis 20 ans, en général pour expliquer à ses lecteurs qui ne demandent que ça que la France est en pleine déliquescence morale, facilitée par les largesses de l'Etat. Contrairement au grand gourou, il n'est pas confronté au monde réel, donc il n'a pas réellement besoin de mettre un peu à jour son logiciel. Il est moins écouté, mais beaucoup plus lu. Il gagne même parfois des prix littéraires. 

3) Le charlatan

Autrefois jeune conjoncturiste dans une banque, ses supérieurs se sont bien vite aperçu de ses capacités cognitives limitées, inversement proportionnelles à son égo. Il a donc bien vite quitté la banque, certes poussé vers la sortie, pour créer son propre institut de conjoncture et d'analyse. Il écrit, en mauvais français, un article par jour pour expliquer pourquoi l'INSEE est formidable (quand il a vu juste), ou pourquoi l'INSEE est un ramassis de fonctionnaires vendus au gouvernement (quand il s'est planté). Il prévoit tout et n'importe quoi, son institut est composé de lui-même, un secrétaire, deux stagiaires, un compte twitter et un site internet, et il vend ses analyses à des patrons de PME un peu naïfs. Finalement, il a une certaine utilité, puisqu'il se contente parfois de vendre une revue de la presse anglo-saxonne (il lit le FT, le WSJ et The Economist) à ses clients qui n'en ont pas le temps. Mais en vieillissant, conforté par le fait qu'il a pu constituer une clientèle assez fidèle, il doute de moins en moins de ses compétences (si tant est que ce soit possible), et se met à mélanger sa propre analyse avec celle des autres, ce qui ne peut que la dégrader. Il n'est pas assez intelligent pour lire les grands auteurs, donc il lit l'essayiste décliniste et le grand gourou, et essaie désespérément de ressembler à ce dernier. Vous pouvez le trouver sur BFM-TV, puisqu'il est le seul à bien vouloir se déplacer tous les deux jours pour répéter la même chose pour les quelques téléspectateurs devant leur poste à 15h30, mais il est tricard de toutes les conférences économiques un peu sérieuses, tout le monde dans le métier sait que c'est un rigolo. 

4) Le mauvais décroissant (c'est comme les chasseurs, y'en a des bons).

On quitte le milieu des mecs en costume pour rencontrer un type bien particulier de décroissant. Il est militant écologiste depuis longtemps mais pas seulement, il est aussi l'ennemi de la finance et des partis politiques traditionnels, qui sont selon lui complices dans la plus grande conspiration de l'histoire, celle favorisant la croissance. Pour lui, la croissance détruit la planète. Il ne sait pas trop ce qu'est la croissance d'ailleurs, mais c'est pas grave : il est un jour tombé sur un graphique montrant la corrélation entre émissions de CO2 et PIB, et ça a confirmé tout ce qu'il pensait de la société de consommation. La croissance, c'est plus de voitures, plus de frigos, plus de plastique, plus de porte-conteneurs, plus de gâchis, plus de déchet, plus de tout. Et il a un peu raison, c'est comme ça que ça s'est souvent fait malheureusement. Il pense qu'il faut donc tout arrêter, qu'on est tous bien assez riches et qu'on peut se contenter de moins. D'ailleurs, il bugue un peu quand il parle avec son copain économiste du développement, qui ne comprend pas pourquoi il faudrait limiter la croissance des pays pauvres. Il ne sait pas forcément que la croissance peut passer par non pas "plus de trucs" mais "des trucs de meilleure qualité", ou par les services. Quand on lui dit ça on est immédiatement considéré comme un ennemi de la cause. 

Mais c'est comme ça que les écolos sont vus par beaucoup de gens pas nécessairement sensibles à la cause écologique, parce qu'ils ne sont pas de la même génération ou parce qu'ils ont d'autres problèmes bien plus immédiats, comme manger et payer leur loyer. Et l'existence du mauvais décroissant permet à ses détracteurs, motivés par leurs intérêts ou ceux de leurs financiers, de présenter à tort la transition écologique (permettant justement de réduire voire supprimer la corrélation positive entre croissance et émissions) comme un choix radical de mode de vie, coûtant extrêmement cher, que les gens ne sont pas prêts à accepter. En bref, il dessert la cause. 

5) L'obscur 

Lui n'a jamais étudié l'économie de sa vie, il a plutôt le profil ingénieur, comptable, ou pire, physicien. Mais il s'y met sur le tard et a l'impression que la discipline est décidément bien mal étudiée. Il commence en général par ouvrir un site web 1.0 très moche dans lequel il relève tout ce qu'il pense être une incohérence. Puis il s'amuse avec des identités comptables, comme Y = C+ I + G pour dire des choses inutiles comme : l'investissement égale l'épargne, donc si l'épargne augmente alors l'investissement augmente, sans savoir que réduire sa consommation pour épargner peut réduire le revenu et donc l'épargne, donc l'investissement. Il écrit des articles très longs (beaucoup plus long que ceux de ce blog, qui sont déjà très longs) pour développer son propre paradigme économique, dans son propre jargon, et que personne ne comprend. S'il lit parfois des œuvres d'économistes, ce sont toujours des hétérodoxes qui critiquent la rationalité, mais contrairement à eux, il fait de l'absence de rationalité complète le cœur de sa pensée, et pas une déviation par rapport à un modèle simplifié. C'est un peu comme si on essayait d'appliquer la relativité restreinte d'Einstein pour modéliser la chute d'un objet. D'ailleurs, s'il est physicien, il se met à considérer que si les économistes n'ont pas "résolu" le monde, c'est parce qu'ils sont trop nuls en maths. Il ne sait pas encore que les méthodes de calcul en physique (recherche de symétries, etc...) ne fonctionnent pas en économie, et il est soit complètement ignorant de la dimension psychologique de l'économie, soit lui accorde une importance centrale et part dans des considérations stratosphériques de théorie du chaos. Si vous lui demandez l'impact sur le revenu d'une hausse de la TVA, il est complètement paumé.