mercredi 23 avril 2014

Les hypothèses derrière les engagements européens de la France

Le programme de stabilité de la France pour 2014-2017 a été rendu public aujourd'hui. Mais avant de regarder ce qu'il y a dedans, il faut comprendre que lorsque la Commission ou la France établit des projections de croissance et de finances publiques, elle établit d'abord un scénario central.

Du côté macroéconomique, cela consiste à évaluer le PIB potentiel et son taux de croissance, en général calculé sur la base des capacités productives d'un pays, de projections démographiques et d'innovation. Ces projections sont faites avec la meilleure information disponible, et parfois sont celles de la meilleure prévision statistique. La littérature sur le sujet est très vaste. Une fois que le PIB potentiel de la dernière année connue est défini, on peut calculer l'écart de production (ou "output gap") qui est simplement l'écart en pourcentage entre le PIB potentiel et le PIB effectif. 

Dès lors, il faut faire des hypothèses sur le devenir de cet output gap. L'immense majorité des prévisionnistes projettent un retour à zéro de l'output gap, car on pense qu'en l'absence de choc (imprévisibles par nature) l'économie revient vers son niveau naturel de long-terme. C'est pourquoi la stagnation séculaire est un concept révolutionnaire, c'est la première théorie qui étudie les mécanismes de convergence du court-terme vers le long-terme et suggère qu'en des cas bien précis il est possible de ne pas revenir au potentiel. Auquel cas, ce serait plutôt le potentiel qui diminuerait vers l'actuel. Mais cette théorie étant encore embryonnaire, on comprend pourquoi les prévisionnistes de la Commission, du FMI ou du gouvernement n'en tiennent pas encore compte, et supposent une croissance potentielle en général constante sur l'horizon de prévision. 

La trajectoire de l'output gap définit alors le taux de croissance, puisque la croissance effective est égale à la croissance potentielle augmentée de la variation de l'output gap. Ainsi, si l'ouput gap est négatif et augmente vers zéro, la croissance est supérieure à la croissance potentielle. C'est ce qu'on appelle l'effet de rattrapage. Dès que l'output gap atteint zéro et y reste, la croissance diminue vers la croissance potentielle.

Du côté des finances publiques, le scénario central peut considérablement varier d'une prévision à une autre. Le principe est de décomposer le déficit public en une partie conjoncturelle (proportionnelle à l'output gap, avec une élasticité de 0.5 environ pour la France) et une partie structurelle. Il suffit ensuite de faire des hypothèses sur le devenir du déficit structurel pour déterminer la trajectoire de déficit effectif. Plusieurs solutions sont possibles. On peut raisonner 

1) à déficit structurel constant : on prend le dernier déficit structurel connu (par exemple celui de 2013), et on le suppose constant sur l'horizon de prévision. 
2) à "politique inchangée" : on prend l'état actuel de la législation et on traduit son impact sur le déficit structurel. 
3) avec l'effet des nouvelles mesures : on rajoute des mesures annoncées comme si elles avaient été votées. 

Le problème est que l'état actuel de la législation est une variable assez subjective. Cela soulève des interrogations, par exemple pour les réévaluations de prestations, pour lesquelles il est logique de considérer que le scénario de base est "on réévalue les prestations avec l'inflation" si c'est la pratique habituelle. Ou l'inverse. 

La grande difficulté de ces exercices est aussi de faire ce qui s'appelle le "bouclage macro", c'est-à-dire de tenir compte du fait que les variations de déficits structurels affectent l'output gap. Pour cela, on peut dire que le prévisionniste utilise un paramètre, le multiplicateur budgétaire, qui lui permet d'évaluer l'impact des variations de déficits structurels sur la croissance : quand le déficit structurel ne change pas, l'impact de la politique budgétaire sur la croissance est nul. C'est un peu grossier mais c'est une première approximation qui est souvent faite pour ce genre d'exercices. 

Et c'est là que toute la confusion arrive. Certaines institutions de prévisions échouent à faire ce bouclage final, ou le font mais ne communiquent pas du tout dessus, ce qui fait qu'il est impossible de tracer les hypothèses sous-jacentes. C'est souvent lié à l'organisation de l'institution : à la Commission, comme au Trésor, un service fait les prévisions macro, les envoie au service faisant les prévisions de finances publiques, mais le retour ne se fait pas toujours. 

Dans le Monde, Michel Sapin (lien) claironne que les prévisions de croissance du gouvernement sont les mêmes que celles de la Commission pour 2014 et 2015. Seulement ce qu'il ne dit pas, c'est comment la saucisse est faite. Essayons donc de décomposer un exercice de prévision. 

Du côté de la commission, voilà les prévisions de février 2014 : 


On peut essayer de retrouver cela étape par étape. La Commission part du constat que l'output gap en 2013 est de -2.9 et que le déficit total est de 4.2. Elle est capable de décomposer de 4.2 en une partie conjoncturelle de 1.7= -2.9 * élasticité de 0.6, des one-offs (par exemple la recapitalisation de Dexia) de -0.3, et une partie structurelle qui est le reste 2.8 = 4.2 - (1.7 - 0.3).

Elle va commencer par supposer que l'output gap va tendre va zéro au bout de N années, mettons N = 7. Puis elle va calculer l'impact sur le déficit structurel des mesures qu'elle aura retenu dans son scénario de politique inchangée, qui se traduit par l'écart entre laisser le déficit structurel constant et la projection de déficit. Puis elle va appliquer le multiplicateur et calculer l'impact sur l'output gap de cette variation de déficit structurel. Ici, avec un multiplicateur de 0.8, un écart de 0.5 en 2014 réduit l'output gap initial de 0.4 = 0.5*0.8. Puis elle cherche d'éventuels nouveaux one-offs, en général assez rares, donc suppose ici qu'ils sont nuls à l'avenir. Puis retrouve le déficit total et la croissance. 


Ce n'est sûrement pas exactement ainsi que la Commission a raisonné, mais ça ne doit pas être loin. On voit ainsi que les hypothèses sous jacentes de la Commission sont 

1) Retour à output gap nul en 2020
2) Croissance potentielle de 1%
3) Multiplicateur de 0.8
4) Elasticité de 0.6. 

Essayons de faire la même chose pour les prévisions du programme de Stabilité de la France, élaboré par le gouvernement : 


D'abord, on voit que la croissance potentielle est plus élevée. Donc toutes choses égales par ailleurs (vitesse de convergence de l'ouput gap, multiplicateur, élasticité et projection de déficit structurel), la croissance devrait être mécaniquement de 0.5 point supérieure. Ensuite, on constate qu'on ne peut faire comme pour la Commission et supposer un multiplicateur constant, sinon on ne parvient pas à retomber sur les prévisions du gouvernement : 


1) Retour à output gap nul en 2020
2) Croissance potentielle de 1.5%
3) Multiplicateur de 1.1 en 2014 et 0.7 en 2015
4) Elasticité de 0.5

D'un côté, le gouvernement semble supposer que le multiplicateur est plus élevé en 2014, mais plus faible en 2015. Cela peut provenir du fait que les mesures de réduction du déficit appliquées en 2014 et en 2015 sont différentes, par exemple que le gel de certaines prestations a un effet plus important sur la croissance que les économies d'efficacité au sein de l'Etat et des collectivités locales. Ou alors ils se sont arrangés pour que ça permette de retomber à pile 3% de déficit et 1.7% de croissance en 2015, je ne sais pas. Dans tous les cas, 0.9 de multiplicateur en moyenne, c'est vraiment une hypothèse basse. Il aurait été plus raisonnable de considérer un multiplicateur supérieur à 1, il y a des chances que l'impact des mesures sur la croissance soit plus négatif que prévu. 

De l'autre, la croissance potentielle de 1.5% peut faire débat. Il est clair que si le gouvernement avait retenu 1.0% comme la Commission, la projection de croissance finale aurait été de 0.5% en 2014 et 1.2% en 2015 (et non 1.0% et 1.7%). Le FMI est entre les deux, avec une croissance potentielle tendant vers 1.3%. 

Pour résumer, si le gouvernement implémente bien les mesures prévues en 2014 et 2015, et que la croissance est plus faible que prévue, on ne saura pas si c'est parce que la croissance potentielle est en fait plus faible que 1.5% ou que le multiplicateur est plus élevé que 0.7/1.1. 

On peut jouer avec les chiffres de façon à calculer ce que serait la croissance, avec les hypothèses du gouvernement, si on n'essayait pas de réduire le déficit. On obtient 1.9% en 2014 et 2015 : 1.5 de croissance potentielle et 0.4 de rattrapage. 


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