mercredi 28 mai 2014

Un point sur la controverse autour de Piketty

UPDATE : La réponse de Piketty détaillant ses choix méthodologiques : ici

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Thomas Piketty, ancien directeur de l'Ecole d'Economie de Paris, a écrit un livre (Le Capital au XXIème siècle) acclamé traitant des inégalités de revenus, du travail et du capital, dans lequel il postule que la croissance des inégalités de revenus provient d'une caractéristique intrinsèque du capitalisme, pas d'un déraillement de celui-ci. Le titre de son livre rappellera peut-être Marx, mais ce qu'il y a de révolutionnaire dans son approche est certes la quantité de données qu'il a pu accumuler sur les distributions de revenus et de richesse au cours du temps et de l'espace, mais également le fait qu'en utilisant un formalisme tout ce qu'il y a de plus classique dans l'analyse économique contemporaine, il observe que si : 

H1 : la croissance diminue
H2 : le taux d'épargne ne diminue pas autant que la croissance diminue.
alors H1 + H2 donnent 
C1: le stock de capital exprimé en ratio de PIB atteint des niveaux plus élevés. 

Ensuite, si : 
H3 : le taux de rendement ne diminue pas autant que la croissance diminue.
Alors C1 + H3 donnent
C2 : la part du PIB revenant aux détenteurs de capital augmente

Enfin, si on a 
H4 : le capital est inégalement détenu.
alors C2 + H4 donnent
C3 : les inégalités de revenus du capital augmentent

Piketty, formé à l'ENS, à l'EHESS, à la London School of Economics et au MIT n'a rien d'un chercheur isolé, il parle le même langage formel et utilise les mêmes outils d'analyse que les économistes anglo-saxons, ce qui peut expliquer que son livre ait autant de succès aux Etats-Unis. 

Un journaliste du Financial Times a reporté sur son blog des erreurs dans les tableaux excel publiés par Piketty sur le site internet de son livre. Ces erreurs portent principalement sur les inégalités de détention du capital (l'hypothèse H4). Il semblerait qu'il ait reporté un chiffre de 1908 pour l'année 1920, qu'il ait fait des hypothèses de retraitement des données qu'il ne justifie pas en détail, et qu'il ait favorisé certaines sources au détriment d'autres pour les données britanniques, encore sans le justifier en détail. Pour ce journaliste, après retraitement des données, il semblerait que les inégalités de la détention de richesses ne se soient pas particulièrement accrues dans les décennies récentes. 

La réaction de la blogosphère a jusqu'à présent été circonspecte. Même s'il est évident qu'il faille faire des choix de retraitement ou de source pour construire des séries qui soient cohérentes au cours du temps, tout le monde s'accord à dire qu'il serait bon que Piketty s'explique sur certains de ces choix. L'erreur de report de 1908 à 1920 est évidemment sans conséquence, et compréhensible pour quiconque a déjà louché devant un tableau excel. Mais la façon dont le Financial Times a reporté l'affaire "Piketty findings undercut by errors" laisse songeur, et on ne peut pas s'empêcher de penser qu'ils essaient de faire monter la mayonnaise et que le soufflé est retombé (j'aime les métaphores alimentaires mixées). 

Les principales critiques de cette critique par le FT étant :

1) Pour la répartition des richesses, le FT aboutit à ces trois graphiques (France, Suède, UK) :


Ce qui ne semble pas fondamentalement différent des séries que Piketty a construites. Pourquoi tout ce tintouin? 

2) Quand bien même les inégalités de richesse seraient constantes, le simple fait qu'elles existent suffit à ce que la thèse centrale du livre de Piketty tienne : si le top 1% des détenteurs de capital détient 30% des richesses, que l'écart entre taux de rendement et taux de croissance ne se réduit pas (on constate que ce n'est pas le cas depuis la fin de la période l'après guerre), et que le stock de capital augmente (ce qui en revanche ne fait aucun doute, et est même encouragé par la plupart des économistes), alors nécessairement la part du PIB revenant au top 1% des détenteurs de capital augmente. C'est d'ailleurs pour ça que Piketty aborde l'inégalité de la détention de richesse au chapitre 10 seulement, puisque le fait que la richesse soit inégalement détenue n'est absolument pas sujet à controverse. En revanche, on constate bien que l'inégalité des revenus  que cette richesse procure a augmenté, ce que le FT ne nie pas. Pour que la thèse centrale s'effondre, il faut faire tomber l'hypothèse H4 et montrer que les inégalité de détention du capital diminuent. Dans un monde ou chacun détient le même pourcentage de capital (on en est loin), le fait que celui soit plus ou moins rémunéré que le travail ne change pas la distribution des revenus. 

Jusqu'à présent, les principales critiques contre le livre étaient assez constructives : le taux de rendement restera-t-il supérieur à la croissance comme semble le suggérer Piketty? dans quelle mesure l'hypothèse de réinvestissement des bénéfices est importante? comment agréger plusieurs types de capital? Il serait souhaitable qu'on revienne à ces discussions, en attendant que les statisticiens de tout poil s'accordent du meilleur retraitement possible des données provenant des meilleures sources. 


PS : 
- un résumé de Piketty, le meilleur que j'aie lu : Brad DeLong
- la critique du FT: Chris Gile
- une revue de blog des réactions à cette critique : Bruegel


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