mardi 10 juin 2014

Sexe, drogue et PIB

Depuis l'annonce il y a trois semaines par l'institut de statistiques italien (Istat) de la comptabilisation dans le PIB des activités de commerce de drogues et de prostitution, la presse s'agite et les vagues continuent. Mais il y a beaucoup de malentendus sur cette question que je vais tenter d'éclaircir. 

Eurostat, l'institut de statistiques européen, émet à intervalles réguliers de nouvelles normes comptables auxquelles les pays européens sont tenus. Celles-ci sont une traduction européenne de normes adoptées à l'ONU, mais l'enjeu européen se situe au-delà de la simple construction d'indicateurs cohérents, propres à la comparaison, puisque le calcul du PIB (plus précisément du RNB, un concept proche) a des répercussions sur les contributions des pays au budget européen : plus le revenu national est élevé, plus la contribution au budget européen est élevée. Il s'agit donc de faire en sorte que tous les pays européens construisent leur calcul de la même manière. Les instituts de statistiques ne se pliant pas à la règle peuvent risquer à leur pays une amende, qui se traduit aussi en baisse de salaire pour les statisticiens. La règle étant décidée au niveau européen, voilà qui dissipe le premier malentendu qui conduit certains journalistes à suggérer que la classe politique italienne - forcément corrompue - pousse Istat à intégrer dans son calcul l'économie illégale afin de réduire les ratios de déficits et d'endettement. Ce n'est en outre pas vraiment formidable pour l'Italie de relever son RNB plus que les autres pays, dans la mesure où cela augmentera sa contribution relative au budget européen. 

En effet, intégrer un nouveau champ économique conduit mécaniquement à relever le niveau du PIB. Tout se passe comme si, du jour au lendemain, on décidait de comptabiliser l'activité des coiffeurs dans l'économie si ce n'était pas déjà le cas avant. Les revenus et la consommation sont simultanément relevés de X milliards. De même, si tout d'un coup on comptabilisait le covoiturage comme la production d'un service de transport (peu probable, c'est plus sûrement un partage de la consommation). Le même débat s'est produit lorsque les comptables nationaux ont décidé de comptabiliser le fait que les ménages propriétaires de leur résidence principale produisent un service de logement qu'ils consomment. Ainsi, un ménage ayant un revenu de 2000 propriétaire d'un logement dont la valeur locative (estimée) est de 500 euros est comptabilisé comme un ménage ayant un revenu de 2500 et un loyer de 500. Cet ajustement permet de comparer les PIB de pays dont les proportions de ménages propriétaires diffèrent. Si on ne comptabilisait pas les loyers dits "imputés", un pays où tout le monde possède une maison et y habite aurait un PIB bien inférieur que ce même pays où chacun possède une maison mais habite dans une autre, touche un loyer et verse un loyer, alors qu'on sent bien que ces configurations sont équivalentes. 

Ainsi, en relevant le niveau du PIB, on réduit les ratios où le PIB est le dénominateur, et en particulier le déficit du public et l'endettement. Ce qui nous amène au deuxième malentendu, le fait que la situation serait ainsi meilleure qu'on ne le pensait. Rien n'est plus faux. Le changement de convention de calcul n'a pas changé la réalité, le chiffre n'a une réalité qu'à travers ses conventions de calcul. Si on est habitué à penser qu'un ratio de 60% est le ratio qu'il faut viser, et si on on change les conventions de calcul au point de doubler le PIB, alors 30% devient le nouveau ratio à viser. Evidemment, les règles de Maastricht ne changent pas quand le mode de calcul du PIB change, mais ce n'est pas le changement de calcul du  PIB qui est le plus débile des deux. De même, lorsque l'INSEE s'est aligné sur le questionnaire du BIT pour le calcul du chômage et que cela l'a conduit à baisser le taux de 0,2 point, le chômage n'a pas miraculeusement baissé, l'INSEE n'a pas changé la réalité, juste sa façon de la mesurer. Au passage, cela l'a rendu plus comparable avec celui des voisins. 

Car un des buts de la statistique publique est de permettre des comparaisons dans le temps et dans l'espace. Un chiffre pris seul ne signifie pas grand chose, mais s'il est construit avec cohérence au cours du temps on peut comparer le PIB de cette année avec celui de l'an dernier et en déduire la croissance. De même, s'il est construit avec cohérence d'un pays à l'autre on peut comparer le PIB de la France avec celui de l'Italie. Si la prise en compte de l'économie illégale remonte le PIB italien proportionnellement plus que le PIB français ou anglais, c'est que la précédente mesure "oubliait" un pan de l'économie italienne moins négligeable pour le revenu des italiens que pour le revenu des français. Si le PIB/habitant italien en finit par dépasser le PIB/habitant anglais, c'est que l'économie illégale est une source de revenus suffisamment importante pour certains italiens. Il est peu probable que ce soit le cas, l'impact sur l'économie anglaise été estimé à 0,7 point de PIB en moyenne entre 1997 et 2013 (le PIB est uniformément relevé de 0,7 point donc la croissance ne change quasiment pas) et contrairement à ce que les journalistes prétendent, Istat n'a à ce jour fourni aucune estimation pour l'Italie. Un chiffre de 10,9 points est régulièrement cité et provient d'une étude économétrique de la Banque d'Italie en 2012 qui cherche à expliquer l'écart entre cash émis et transactions enregistrées (soit le marché noir) à partir de déterminant comme le taux de criminalité en drogue et en prostitution. S'ils oublient des composantes du marché noir, et si celles-ci sont corrélées à la drogue et à la prostitution sans forcément en être le produit, alors leur méthodologie surestime grandement le poids de celles-ci dans le marché noir. En outre, il s'agit de paiements cash et ce n'est pas correctement intégré à une mécanique de compte (valeur ajoutée = production - consommation intermédiaire), comme le font d'ailleurs remarquer les auteurs. Dans tous les cas, il faudra attendre la première estimation d'Istat à l'automne pour en avoir le coeur net, mais il est probable que la conclusion soit : "much ado about nothing". 

Ce qui nous amène évidemment aux discussions morales dans lesquelles le statisticien n'a pas forcément sa place. En l'occurrence, l'intégration de l'activité illégale n'est pas une nouveauté du changement récent de norme européenne (Système Européen des Comptes 2010), puisque la prostitution et la drogue était déjà comptabilisées dans les normes précédente (SEC 1995). D'ailleurs, l'Insee comptabilisait déjà les revenus déclarés des prostituées. Le SEC 2010 a simplement durci la norme, en émettant des recommandations de calcul des revenus non déclarés, sur la base d'enquêtes pluriannuelles (prix de vente, prix de production, prise en compte de la qualité de la drogue dans le prix, application d'un coefficient de sous-déclaration, etc...) conduisant les pays comme l'Italie ou la France à devoir s'aligner. Que l'activité économique soit "immorale" ou non n'est pas pertinent pour la construction du PIB, à partir de l'instant où une partie des résidents en tire des revenus qu'ils consomment et épargnent. Selon une logique morale, faudrait-il tenir compte de la production d'armes, des ventes d'alcool et de tabac? Y-a-t-il des productions qui "valent" mieux que d'autres, comme veulent le faire croire ceux qui pensent que l'aide-soignante (secteur public), contrairement à l'agent immobilier (secteur marchand) n'est pas un vrai emploi créateur de valeur ajoutée mais un poids dans l'économie? Le PIB n'est pas un indicateur de bien-être, il n'a pas vocation à l'être, et rien n'empêche de le compléter. Mais si on souhaite en faire une base de calcul pour les contributions au budget européen, puisqu'il faut bien choisir une base de calcul, autant qu'elle soit cohérente d'un pays à l'autre et d'une année à l'autre. 

PS : Dans cet article (lien), J.M Harribey commet d'ailleurs une erreur grossière  : 
"Par exemple, cette activité est évaluée à 10,9 % du PIB italien ; l’inclure dans le PIB ferait monter le taux de croissance économique de cette année de 1,3 % à 2,4 %. Les taux de croissance seraient portés à 4 ou 5 % pour la Finlande et la Suède, à 3 ou 4 % pour l’Autriche, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas."
Evidemment, l'intégration de l'activité illégale change le niveau  du PIB, mais pas son taux de croissance. Les chiffres avancés ici proviennent probablement de ce communiqué de presse d'Eurostat publié en janvier (lien), dont on peut extraire le tableau suivant : 


Ce tableau donne une estimation préliminaire grossière (calculée à la fin de l'année dernière) de l'effet du passage au SEC 2010 sur le niveau du PIB en 2011. Ce n'est donc pas un effet sur le taux de croissance de cette année (sur lequel l'effet du passage au SEC 2010 est de second ordre, à savoir qu'il n'intervient qu'à travers la variation des nouveaux concepts d'une année sur l'autre, pas leur intégration), et surtout, c'est un effet du passage au SEC 2010, donc cela n'inclue que les changements conceptuels (R&D, travail à façon, retraites, matériel militaire...) et n'inclue pas les nouvelles estimations de concepts déjà existants, comme l'économie illégale. Bref, rien à voir. Au final, l'effet sur le PIB français est de 3,2 points environ, mais l'effet sur le taux de croissance est quasi-nul : 




Sources : 




jeudi 5 juin 2014

Corrélation PIB et CO2

En attendant de parler de taux négatifs, voici un excellent article (ici) de Krugman démontant l'argument selon lequel plafonner les émissions de carbone revient à plafonner le PIB, ce qui est mal (si on pense comme Roger Pielke, l'auteur de la tribune provoquant l'ire de Krugman) ou bien (si on est décroissant). 

Le problème, c'est qu'il n'y a aucune raison intrinsèque à ce que le PIB soit intensif en émission. Lorsque je vais chez le coiffeur ou que j'achète une voiture électrique, je crée du PIB sans émission. On constate en effet une corrélation ("découverte" par Kaya dans les années 80), liée au simple fait que sur la période étudiée les sources d'énergie étaient intensives en émission, et que le PIB était industriel. Avec la tertiarisation et la transition énergétique, cette corrélation peut disparaître, voire passer en négatif. 

Bref, la bonne réaction face à un décroissant et un "drill, baby, drill", c'est d'en prendre un pour taper sur l'autre. 


mercredi 4 juin 2014

SOS statistiques maltraitées

L'INSEE a récemment publié les résultats d'une enquête d'opinion auprès du public, concernant les publications d'indicateurs, de statistiques et entre autres la confiance que les français ont en l'INSEE. Les résultats sont les suivants : 61% des français ne font pas confiance aux chiffres publiés par l'INSEE, la raison avancée étant principalement que "les hommes politiques leur font dire ce qu'ils veulent". 



Evidemment, pour un statisticien-économiste, ces résultats sont déprimants. Pas parce qu'il est difficile de se faire comprendre, mais parce que les français ont raison : on peut faire dire n'importe quoi aux chiffres. Les hommes politiques le font, les journalistes aussi, votre voisin également. Cependant il n'est pas nécessaire de connaître tout sur tous les chiffres (leur construction, les méthodologies employées, les sources de données, leur rythme de publication...) pour reconnaître les situations où quelqu'un fait dire n'importe quoi à un chiffre. Le but de cet article est d'offrir un florilège d'exemples de falsifications, pour que chacun puisse se dire en reconnaissant la manœuvre : "je suis en train de me faire empapaouter". 

1) Ne jamais croire quelqu'un brandissant un classement. 

Les classements révèlent très rarement une vérité intéressante. En particulier, si on ne connaît pas la façon dont est construit l'indicateur servant de fondement au classement, celui-ci ne donne aucune information sur la significativité des écarts. Prenons par exemple des lycées et des taux de réussite au baccalauréat. L'escroc classera systématiquement les lycées par taux de réussite et dira que le lycée X est premier, devant le lycée Y et le lycée Z. Le statisticien dira que le lycée X a un taux de réussite de 81%, le lycée Y de 80.8% et le lycée Z de 80.4%. A lire l'escroc, le lycée X domine, mais à en croire le statisticien, les lycées X, Y et Z ont des taux de réussite proches. 

2) Se méfier des indicateurs uniques.

Si on continue avec les taux de réussites, un lycée X recrutant les meilleurs élèves de 3ème aura probablement de meilleurs résultats au bac qu'un lycée Y recrutant des élèves de 3ème représentatifs. Pour les parents, raisonner en se disant : "je vais essayer d'envoyer mon enfant dans tel lycée car ainsi il aura 80% de chance d'avoir son bac au lieu de 60%" paraît logique. Mais c'est exactement ce que l'escroc veut vous faire croire. Si le lycée X n'a pas de méthode pédagogique particulièrement révolutionnaire, un élève donné étant à la limite aura probablement autant de chance d'avoir son bac s'il est dans les meilleurs du lycée Y que s'il est dans les moins bons du lycée X. Peut-être qu'être au milieu de bons élèves est plus stimulant. C'est peut-être stressant aussi. Il faut tester, et ça dépend certainement des enfants. Je vois cependant un avantage à croire des bêtises : si les parents croient qu'être admis dans le lycée X accroît les chances de leur enfant et qu'ils le pousse à travailler pour avoir de meilleures notes en 3ème, alors ça augmente sûrement ces chances de réussite au lycée et au bac. In fine, être admis dans le lycée X est l'information importante, pas le fait de passer par le lycée X. 

3) Se méfier de la profusion de chiffres.

Ca semble un peu contradictoire avec le point précédent, mais en fait non. Souvent, quelqu'un qui cherche à vous embrouiller va vous sortir tout un tas d'indicateurs différents, pris à endroits du temps et de l'espace (par exemple le taux de croissance en 2012, la dette en 2013, le déficit commercial moyen depuis 2005 et le différentiel de taux chômage avec l'Allemagne). Si les concepts étudiés sont différents, il y a peu de chance que ça réponde à la même problématique. En plus, il y a de fortes chances que l'auteur ait choisi des indicateurs qui lui conviennent (tous positifs ou tous négatifs, ce qui devrait vous mettre la puce à l'oreille), à des dates qui lui permettent d'accentuer son argument fallacieux. 

Par contre à problématique donnée (par exemple l'emploi), c'est bien d'avoir plusieurs indicateurs, et de regarder leurs évolutions dans le temps et l'espace. 


4) Si on étudie un pourcentage, connaître le numérateur et le dénominateur. 

Là, on entre un tout petit peu dans le détail du chiffre, mais rien qui ne soit plus compliqué que la vie de tous les jours. Si c'est un pourcentage, de quoi par rapport à quoi? Par exemple, le chômage est le pourcentage de gens sans emploi parmi ceux souhaitant travailler (population active). Donc déjà, le taux de chômage est un indicateur complexe. Il résume deux informations en une seule : combien de gens souhaitent travailler, et parmi eux, combien ne travaillent pas. Il peut varier pour l'une ou l'autre raison. L'exemple ci-dessous est très parlant. 

Millions de personnes
Si on est contre le gouvernement en place à la période 2 voici ce qu'on va dire dans chacun des cas : 
cas 1 : Le nombre de chômeurs augmente de 10%. 
cas 2 : Hausse du taux de chômage de 12,5% à 15,3%
cas 3 : Le gouvernement détruit 2 millions d'emplois. 

Si on est pour le gouvernement, 
cas 1 : L'économie a créé en 7 millions d'emplois en période 2. 
cas 2 : Le taux d'emploi augmente de deux points, à 72% de la population. 
cas 3 : Le taux de chômage passe sous la barre des 10%. 

Il ne faut jamais se limiter au titre. Si on est intéressé par le sujet, on cherche le tableau ci-dessus et on l'analyse. Le cas 1 est le cas d'une économie sur un sentier équilibré de croissance, où toutes les grandeurs croissent à la même vitesse : population, emploi, nombre de chômeurs. Ainsi, les ratios restent stables (taux d'emploi, taux de chômage). 

Le cas 2 est le cas d'une hausse du chômage due à l'entrée sur le marché du travail de personnes inactives auparavant. Par exemple, une économie encore déprimée et contrainte par une demande faible mais où des signes de reprise se font sentir (l'emploi augmente), ce qui pousse certaines personnes ayant auparavant abandonné leur recherche d'emploi à revenir sur le marché du travail. En gros, ça peut aller moins bien avant d'aller mieux. Mais ça peut aussi vouloir dire autre chose. 

Le cas 3 est le cas inverse, où l'emploi diminue, ce qui décourage beaucoup de chômeurs longue durée, pousse les étudiants à poursuivre leurs études et pousse les séniors à partir à la retraite un peu plus tôt. Mais ça peut être autre chose aussi. 

Le taux de chômage est utile pour les macroéconomistes, car il détermine le degré de fiction moyen sur le marché de l'emploi. Il permet de savoir si l'inflation est proche ou non, il permet d'ajuster les politiques monétaires et fiscales. Il est également utile pour les spécialistes du marché du travail qui analysent le chômage frictionnel. Au plein emploi, le taux de chômage sera plus élevé dans une économie où on change souvent de travail, ou dans une économie où on met deux mois à retrouver un emploi plutôt qu'un mois. Les implications ne sont pas les mêmes selon les cas. Par exemple, il peut être souhaitable d'accepter un chômage frictionnel plus élevé si cela laisse le temps aux chômeurs de trouver une meilleure adéquation entre leurs compétences et leur travail. 

Mais le taux de chômage (ou le nombre de chômeurs) est presque sûrement inutile pour tout un chacun parce qu'on le calcule rarement par secteur, ce qui est le seul indicateur utile pour prendre des décisions professionnelles (si je démissionne vais-je retrouver facilement un emploi? quel est mon pouvoir de négociation pour une augmentation? dois-je accepter ce travail pour lequel je suis sur-qualifié?). 


5) Si on étudie une grandeur économique, savoir si on parle de flux ou de stock. 

Le PIB, c'est la somme des revenus des gens. C'est un flux qui arrive chaque année. La dette, c'est un stock. Tout le monde sait ce que cela veut dire "j'ai eu une augmentation de 10% cette année". Cela veut dire que la croissance du PIB de l'économie "moi" est de 10%. De la même manière, si je gagne 20 000 euros annuels et que je suis endetté pour 150 000 euros auprès de la banque, mon ratio de dette est de 150/20 = 750%. Je sais, ça a l'air bête, mais vous n'imaginez pas le nombre d'articles qui ont l'air de confondre flux et stocks.  

6) Pour les comparaisons dans le temps et l'espace, préférer les indices aux taux de croissance. 

Partons de ce tableau recensant les taux de croissance dans les 28 pays de l'Union Européenne depuis 2006. 

Source : Eurostat (base 2005). 
C'est indigeste et si je suis journaliste, il faut que j'en résume la substantifique moelle. On peut faire dire beaucoup de choses à ce tableau. Que la France a connu une des plus faibles récessions en 2008/2009. Que la France stagne depuis 2012. 

Finalement, que veut savoir le français? D'abord si ça va bien, ensuite comment se sentent les copains, et enfin si ça va aller mieux. Pour les deux premières questions, ce n'est pas la peine de chercher à comparer des taux de croissance, il suffit de regarder la croissance cumulée du PIB/hab depuis la crise : 

Source : The Economist
Donc ça ne va pas mieux en France, puisque le revenu moyen est encore plus bas qu'en 2007. Les copains ne sont pas en forme, sauf l'Allemagne. Le Royaume-Uni est à peu près au niveau de l'Espagne mais commence à sortir de l'ornière, l'Italie décroche depuis 2012 et l'Irlande s'est stabilisée plus de 10% plus bas qu'en 2007. Pour l'avenir, bien malin celui qui le devinera. 

PS : si je gagne 1000 en 2012, 2013 et 2014, mon revenu stagne pendant trois ans. Si mon voisin gagne 1000 puis 800, puis 1000, son revenu baisse de 20% et augmente de 25%. Sa croissance moyenne (arithmétique) est de 2.5% par an, la mienne de 0%. Lequel des deux est dans la meilleure situation? 






lundi 2 juin 2014

La "seconde loi fondamentale du capitalisme" de Piketty revisitée

UPDATE : L'hypothèse d'un taux de dépréciation de 10% "as a reasonable estimate" n'a pas beaucoup de succès : lien

Le fait qu'il existe de très mauvaises critiques du livre de Piketty, dont on peut s'interroger sur les motivations, ne doit pas cacher le fait qu'il existe de bonnes critiques. Et celle-ci, par Per Krusell et Tony Smith en fait partie. 

Dans le post précédent, je donne un résumé des hypothèses et conclusions intermédiaires nécessaires pour arriver à la conclusion finale de Piketty, à savoir que les inégalités de revenus vont augmenter, en grande partie à cause du capital. 

Per Krusell et Tony Smith se sont intéressés à l'hypothèse "H2 : le taux d'épargne ne diminue pas autant que la croissance diminue" qui permet d'aboutir à la conclusion intermédiaire que lorsque la croissance diminue, le ratio de capital sur PIB augmente, augmentation ensuite essentielle à la thèse de Piketty. 

Piketty étudie la dynamique d'accumulation du capital de manière très traditionnelle, et utilise des concepts bien connus : le stock de capital à la fin de la période T, le taux d'épargne net de la dépréciation du capital, et le produit intérieur net dans son approche revenus (PIN = somme des revenus moins la dépréciation du capital). L'équation traditionnelle, purement comptable, part du fait que le capital à la fin de la période T est égal au capital à la fin de la période T-1 augmenté de l'épargne nette : 

K(t) = K(t-1) + Sn(t)

En exprimant chaque terme de l'équation en ratio de revenu (donc en divisant à gauche et à droite par Y(t)) on obtient (les ratios sont en minuscule): 

K(t)/Y(t) = [K(t-1)/Y(t-1)] x [Y(t-1) / Y(t)]  + Sn(t)/Y(t)
k(t) = k(t-1) x (1-g(t)) + sn(t)

(où g est la croissant du PIN en faisant l'approximation au premier ordre 1/(1+g) ~ 1-g). 

L'analyse classique consiste à chercher quel est le niveau dit "stationnaire" du ratio k, c'est à dire à partir de quelle valeur k*, celui-ci reste inchangé pour un g* et un sn* donnés. Cela s'obtient facilement en écrivant : 
k* = k* x (1-g*) + sn*
=> k* = sn*/g*

Piketty conclut donc avec raison que si la croissance du PIN diminue, et que le taux d'épargne net reste à peu près constant, alors k* augmente. En particulier, si g* tend vers zéro, on retrouve l'accumulation infinie de Marx. Piketty se contente d'affirmer qu'il est raisonnable d'anticiper un ralentissement durable de la croissance (sauf nouvelle transition démographique ou nouvelle révolution industrielle). 

Mais le diable réside dans les détails, et en particulier sur le traitement de la dépréciation du capital. Piketty en tient compte, mais supposer que le taux d'épargne net de la dépréciation est constant alors que le capital augmente est une hypothèse très forte. En effet, si l'on suppose que le capital se déprécie à un taux donné, delta, la dépréciation exprimé en % du revenu augmentera à mesure que le ratio de capital augmente. En gros, plus l'économie est capitalistique, plus il faut consacrer une part importante du revenu à remplacer le capital se dépréciant. En supposant que le taux d'épargne net sn est constant, Piketty suppose que le taux d'épargne brute s augmente. Et c'est cette hypothèse que Per Krusell et Tony Smith contestent. Au cadre utilisé par Piketty, ils préfèrent le cadre suivant, très voisin et plus fidèle aux hypothèses de la macroéconomie traditionnelle, à savoir que le taux d'épargne brute est à peu près constant et déterminé par les comportements de consommation. 

K(t) = K(t-1) + S(t) - delta x K(t-1)
où l'épargne est désormais brute, et le dernier terme correspond à la dépréciation du capital. 
On obtient l'équation stationnaire : 
k* = s*/(g*+delta) 

Où cette fois-ci g* désigne la croissance du PIB, et tous les taux sont exprimés en ratio de PIB et non de PIN. Si on souhaite exprimer en ratio de PIN, cela donne : 
k* = s*/(g* + delta x (1-s*))

In fine, on voit ici que si la croissance du PIB tombe à zéro, le ratio de capital ne tend pas vers l'infini mais vers s*/delta. Cela se sent bien, au bout d'un moment, l'épargne sert uniquement à remplacer le capital déprécié, et aucun nouvel actif n'est accumulé. 

Cela change-t-il grand chose aux prédictions de Piketty? Prenons comme exemple la France.  D'abord, on constate que la croissance du PIB et la croissance du PIN sont très proches. C'est normal, la dépréciation ne représente que 10% du PIB environ, il faudrait qu'elle varie considérablement d'une année sur l'autre pour affecter le profil de la croissance : 

Source : INSEE

Je vais donc choisir d'exprimer mes ratios (actifs, épargne) en fonction du PIB, c'est plus naturel. Je compare sur le graphique suivant le taux de dépréciation (delta dans les équations ci-dessus), calculé comme la dépréciation privée divisée par les actifs privés fixes, et la dépréciation exprimée en % de PIB (exactement la différence entre taux d'épargne brut et net), sur la période 1996-2012 (1996 est la première année de publication d'un compte de patrimoine par l'INSEE). 

Source : INSEE
Il semblerait que le taux de dépréciation diminue, alors même que la croissance a diminué également. Je ne saurai expliquer pourquoi. Il est possible que la nature des actifs a changé et qu'on a atteint un nouveau palier. Ou bien que les mêmes actifs sont plus valorisés qu'auparavant. Sans plus d'informations, je ne peux que supposer un taux constant à partir de maintenant (à 1.9%). On constate ainsi qu'on est assez loin du 10% ("as a reasonable estimate") dans l'article de Krusell et Smith, qui serait plutôt la dépréciation exprimée en % de PIB. Exprimée en % de PIB, la dépréciation augmente néanmoins, comme on peut s'y attendre puisque le ratio de capital sur PIB augmente plus rapidement que la dépréciation ne diminue : 

Source : INSEE (capital privé)
Enfin, les taux d'épargne nets et bruts sont effectivement assez constants dans le temps, mais si la dynamique du capital explose, la différence entre les deux risque de diverger (sauf si le taux de dépréciation diminue). Krusell suppose que le taux brut restera constant, Piketty que le taux net restera constant : 

Source : INSEE (épargne privée)
On voit que le taux net diminue tandis que le taux brut augmente légèrement (modulo la baisse conjoncturelle en 2011-2012), donc l'écart entre les deux augmente, ce qui se retrouve dans l'augmentation de la dépréciation en % de PIB. 

In fine, si on suppose que la croissance ralentit effectivement (à 0.8% en moyenne par exemple), on peut comparer d'un côté la prédiction de Piketty, où le taux d'épargne net reste constant et celle de Krusell, où le taux d'épargne brut reste constant (égaux à leur moyenne 96-12 par exemple). 



Pour Piketty, le capital représenterait à l'état stationnaire 11.5 années de revenu, contre seulement 7.2 pour Krusell. Quelle hypothèse est la plus probable? Cela dépend des comportements d'épargne. D'un côté Piketty suppose que les agents considèrent le remplacement du capital déprécié comme indépendant des comportements de consommation, mais cela le conduirait à supposer un taux d'épargne brute tendant vers 100% lorsque le capital tend vers l'infini dans le cas d'une croissance nulle: le remplacement du capital déprécié absorbe l'intégralité du revenu, le PIN est nul, et le taux d'épargne net exprimé en ratio de PIN vaut 0/0, une forme indéterminée. C'est le problème avec la dynamique de Piketty. 

In fine, je penche plutôt pour l'hypothèse de Krusell d'un taux d'épargne brut constant voire augmentant très légèrement (par exemple 21% ou 22%, ce qui donne un k* de 800% environ) si on prend en compte la volonté des agents de remplacer leur capital déprécié sans pour cela réduire leur épargne d'autant (élasticité de l'épargne légèrement positive à la dépréciation). 

Cela entame sérieusement les prédictions apocalyptiques de Piketty, bien qu'on aboutisse tout de même à une augmentation du ratio, qui serait ainsi passé de 476% en moyenne sur la période 96-12, 603% en 2012, à près de 800% à l'état stationnaire. Si le taux de rendement du capital n'est pas divisé par deux, cela conduit tout de même à une assez forte augmentation des inégalités de revenu. Mais pas aussi forte que celles prédites par Piketty.