vendredi 23 octobre 2015

L'accueil des migrants est une question morale, pas économique...

… et ça devrait le rester. 

Le think tank européen Bruegel, a publié une revue de littérature sur le sujet qui démystifie un peu l’impact qu’un fort afflux de migrants peu avoir sur une économie. Ainsi un afflux de migrants booste très probablement la croissance, aussi bien par l’offre que par la demande et que cet effet est d’autant plus fort qu’on autorise les migrants à travailler. L’impact sur les finances publiques est positif car les recettes fiscales supplémentaires compensent la hausse des dépenses temporaires d’accueil. A long-terme, c’est moins clair, car tout dépend de la démographie des populations assimilées. Au final, au niveau macroéconomique, un afflux de migrants s’apparente à un baby-boom : si c’est un afflux purement temporaire, il faudra donc s’attendre à un papy-boom lorsque ceux parmi ces migrants qui seront restés en France partiront à la retraite. 

La littérature est par contre beaucoup moins tranchée sur les effets redistributifs. Les prédictions théoriques sont multiples, et parfois contradictoires. Ici, je m’intéresserai à trois facteurs de production : travail, capital humain, capital physique. Les travailleurs qualifiés détiennent le capital humain, les travailleurs non qualifiés n’ont que le travail, et les capitalistes détiennent le capital physique. C’est l’association des trois qui permet la production.  

En économie fermée, une hausse soudaine d’un facteur fait a priori diminuer le revenu de ce facteur à court-terme, et augmenter le salaire de tous les autres. Par exemple, face à un afflux de travail, le capital total par travailleur diminue et le travail est moins productif. Si les salaires mettent du temps à s’ajuster à la baisse de la productivité par tête, il y a une hausse du chômage à court-terme. A l’inverse, si les migrants sont qualifiés, c’est le salaire des qualifiés qui diminue, tandis que celui des non-qualifiés augmente. 

A moyen-terme, il faut investir pour rétablir le niveau de capital par tête, et s’il existe un effet d’accélérateur (l’investissement augmente avec le taux de croissance de l’économie) la hausse initiale du chômage peut très rapidement se résorber, au point de mettre l’économie en surchauffe. Finalement, après ces soubresauts, l’économie se retrouve sur son sentier de long-terme, avec le même capital par tête qu’auparavant et donc les mêmes salaires. 

En économie ouverte, c’est totalement différent. D’abord, il faut savoir quel modèle de commerce international utiliser pour répondre à cette question. Si l’on s’intéresse à des interactions entre pays très pauvres et pays très riches il faut probablement utiliser une version du modèle de Heckscher-Ohlin (HO), dans lequel les deux pays s’adonnant au commerce se distinguent par les proportions de facteurs disponibles : il y a beaucoup plus de capital (humain+physique) par tête dans un pays que dans l’autre. Une des conclusions les plus célèbres de ce modèle très stylisé est qu’il suffit de permettre l’ouverture commerciale pour que les revenus des facteurs (capital humain, capital physique, travail) s’égalisent. Ainsi, les salaires sont déjà les mêmes dans les deux pays. Bien entendu, ce modèle est trop simple et sa prédiction est évidemment fausse, mais il donne une idée du mécanisme : en situation d’ouverture commerciale parfaite, la concurrence sur les produits crée implicitement la concurrence sur le revenu des facteurs. Si on souhaite donc préserver les travailleurs de la concurrence des migrants, fermer les frontières ne suffit pas, il faut aussi maintenir en autarcie les pays d’où ces migrants proviennent, ce qui ne semble pas très éthique. 

On peut même partir du modèle HO développer un modèle un peu plus raffiné, où la concurrence sur le marché du travail n’est pas parfaite et où les travailleurs ont un pouvoir de négociation. Si on suppose que ce pouvoir de négociation est plus élevé dans le pays riche que dans le pays pauvre, pour des raisons purement institutionnelles et donc exogènes, alors le pouvoir de négociation moyen des travailleurs de tous les pays augmente lorsqu’un travailleur passe du pays pauvre au pays riche. Pour faire court, si plus de travailleurs des pays pauvres s’installent dans les pays riches, les possibilités de délocalisation diminuent. 

Si ce mécanisme est vrai, il entre donc en opposition frontale avec une idée très présente à gauche notamment, selon laquelle le patronat adore l’immigration puisqu’elle permet de mettre en concurrence les travailleurs locaux avec de la main d’œuvre moins chère. Michel Onfray, qui adore parler d’économie, répète cela depuis un certain temps (notamment dans l’entretien donné au Figaro en septembre) mais cela fait partie de ces phrases qui sonnent vraies mais dont le contraire sonne tout aussi vrai. Stéphane Ménia a déjà écrit sur le sujet

Les études empiriques le montrent, il est difficile de trancher. La plupart des études concluent à une hausse des salaires des travailleurs qualifiés, mais il est difficile de conclure sur les salaires des travailleurs non-qualifiés : certaines études empiriques confirment le résultat de l’économie fermée, et constatent une légère baisse des salaires, certains montrent que les complémentarités dominent et que les migrants les moins qualifiés arrivent en bas de l’échelle, permettant à leurs prédécesseurs de monter dans la distribution (le travailleur local devient le chef des nouveaux arrivants). 

Au final, il faut absolument que le débat sur la question des migrants quitte le domaine économique. Cela permet aux opposants de faire peur à la population en la convainquant que la France ne peut pas « se permettre » d’accueillir plus de migrants qu’elle ne le fait déjà, sans avoir à entrer sur le terrain éthique ou culturel, beaucoup plus miné et beaucoup moins payant électoralement. 

Je pense qu'il faut accueillir ces gens parce que c’est un impératif moral, pas parce que cela fait augmenter de X% les recettes fiscales. Si la littérature économique montrait un fort effet négatif, je ne penserais pas différemment. 





mercredi 21 octobre 2015

La croissance potentielle dans le débat public

Les règles budgétaires, en particulier celles européennes matérialisées dans le Pacte de Stabilité et Croissance, font de plus en plus l’utilisation de la notion de déficit structurel comme mesure de la situation budgétaire de moyen/long terme des administrations publiques, c’est-à-dire corrigée du cycle. Le déficit structurel permettrait, au moins dans l’esprit des rédacteurs ainsi que des garants du respect de la règle, de s’abstraire de conditions temporaires en regardant la « vraie » situation du pays, celle qui prévaudra à long terme, et à laquelle il est nécessaire de s’adapter afin de préserver (ou restaurer) la soutenabilité des finances publiques. 

Maintenant que ces contraintes sont intériorisées par le décideur public national, ce qui était le but des traités européens forçant l’inscription de ces règles dans la législation nationale, leur impact sur le débat public doit être discuté. Le respect des règles nous est enseigné depuis le plus jeune âge, et le simple fait d’appeler une règle budgétaire une règle lui confère une aura aux yeux du public. Or si des décennies de débat sur les règles pénales, électorales, commerciales, etc., ont affûté la connaissance des médias et décideurs sur ces sujets, et permettent aujourd’hui au citoyen informé de prendre conscience des implications de certaines décisions, la connaissance du fonctionnement des règles de stabilisation macroéconomique est encore parcellaire. 

Ces règles de stabilisation sont de deux principales sortes : les règles de politique monétaire, traduites en langage législatif dans le mandat de la banque centrale, et les règles budgétaires, traduites en langage législatif dans les traités européens. On peut aussi noter l’apparition des règles de coordination dans les fédérations où les régions conservent une grande partie de la souveraineté et qui ne s’intéressent pas seulement à la situation budgétaire des Etats mais également à l’impact que leurs décisions peuvent avoir sur leurs voisins, notamment au sein d’une union monétaire. 

Toutes ces règles ont en commun une chose noble, qui est de vouloir aider le décideur public à favoriser le long-terme sans négliger le court-terme. Mais ces règles ont également toutes en commun le présupposé qu’il existe nécessairement un conflit entre le court-terme et le long-terme, comme si cela heurtait le bon sens (notre morale, notre intuition, rayez la mention inutile), qu’on peut avoir « le beurre, et l’argent du beurre ». Par exemple, une règle de politique monétaire comme la règle de Taylor, qui fixe la réponse des taux d’intérêt à une déviation de l’inflation ou du chômage de son niveau de long-terme, permet de quantifier à quel point la banque centrale peut se permettre de dévier de sa cible d’inflation (dont la crédibilité est essentielle à long-terme) pour régler un déficit de demande temporaire. Les règles budgétaires qui décomposent le déficit courant en déficit conjoncturel et structurel, et fixent des horizons au-delà duquel le déficit structurel doit revenir en deçà d’un certain plafond, permettent au décideur public confronté à une crise importante de laisser jouer les stabilisateurs automatiques (hausse du déficit conjoncturel) et même d’aller plus loin dans la relance (hausse du déficit structurel), à condition de revenir dans les clous assez vite. 

Les critiques contre ce genre de règles sont nombreuses et souvent très pertinentes, mais la plupart tournent autour d’un thème : il est difficile de mesurer en temps réel le potentiel de l’économie et la réponse des variables comme l’inflation, le chômage et les recettes fiscales à une déviation de ce potentiel. Je ne souhaite pas m’étendre sur ces critiques bien connues, car bien que je les estime suffisantes pour que la décision publique ne soit pas légalement contrainte par des estimations de potentiel techniquement difficiles, elles ne remettent pas en cause l’existence même de ce potentiel. 

Aujourd’hui, le potentiel de l’économie, et donc l’écart de la réalité à son potentiel (output gap), peuvent être mesurées de plusieurs façons, toutes étant une combinaison de méthodes purement statistiques (en modélisant les variables macroéconomiques comme oscillant autour d’une tendance) et purement structurelles (on connaît la fonction de production de l’économie et ses facteurs potentiels, donc on connaît la production potentielle). 

Prenons par exemple l’estimation de la croissance potentielle dans laquelle on modélise la production comme utilisant deux facteurs, le capital d’un côté, le travail de l’autre, et dont les interactions sont augmentées par la productivité globale des facteurs, qui traduit le degré d’optimisation des ressources. Pour calculer le potentiel de l’économie, on calcule une tendance de productivité globale, on s’appuie sur le stock de capital existant, et on calcule une force de travail potentielle, qui est obtenue en supposant à l’aide d’hypothèses démographiques, du niveau de long terme du chômage, et de la tendance du taux d’activité. 

Une fois ce travail accompli, on pourra dire par exemple que la croissance potentielle de la France, d’environ 2% par an dans les années 2000, a ralenti à 0,6% par an ensuite. Ainsi, une bonne part de l’augmentation du déficit suite à la crise est structurelle. Le décideur politique prendra cela et la règle comme données, adaptera la politique économique de façon à réduire le déficit structurel dans le temps imparti. Or ce que la règle ne dit pas, c’est que l’estimation de la croissance potentielle est probablement très sensible à la réponse du décideur politique à la crise en question. Un exemple est la réponse du stock de capital à la crise : si le décideur politique tarde à réagir à la crise, l’investissement tardera à repartir et cela aura un effet permanent sur le potentiel de l’économie. La même logique peut être appliquée à la productivité globale des facteurs (des connaissances se perdent) et à la force de travail (des travailleurs quittent définitivement la population active ou perdent des compétences). Tout cela ne provenant que d’une erreur de politique économique. Ces effets sont bien connus, ce sont les effets d’hystérèse. 

Il existe donc probablement un « potentiel potentiel », ou popotentiel™, derrière le potentiel, c’est-à-dire ce qu’il serait advenu si la réponse des décideurs publics avait été plus rapide ou plus importante. On peut aller plus loin, et se demander à partir de quand il est trop tard pour corriger des erreurs passées, et ce popotentiel n’est plus atteignable : trop de relations commerciales fructueuses ont été détruites depuis trop longtemps, trop de gens ont émigré définitivement, etc. 

Au final, on ne devrait pas juger l’efficacité de la politique économique passée à l’aune d’estimations du potentiel elles-mêmes dépendantes de la politique économique, et encore moins prendre des décisions de politique économique sur la base de grandeurs qui auront tendance à inscrire dans le marbre les erreurs passées. Si on tient vraiment à utiliser ce genre de mesure, on pourrait par exemple utiliser comme potentiel pendant la crise ce qu’on anticipait comme potentiel avant la crise. On s’exposerait peut-être au risque de surestimation du potentiel si la crise révèle effectivement une rupture de tendance dans les capacités de production, rupture qui ne peut être corrigée par la stabilisation macroéconomique. Mais je pense que les conséquences de cette erreur – une relance trop forte –  sont inférieures aux conséquences de l’erreur inverse – des ressources gâchées.