mardi 4 octobre 2016

Immigration et performance macroéconomique

J'ai récemment mis la main, et eu à commenter, un papier étudiant l'interaction entre immigration et performance macroéconomique en France. J'ai trouvé cet article très bien rédigé, clair, et leur utilisation d'une base de données nouvelle permet d'apporter une quantité d'éclairages possibles sur le fonctionnement du marché du travail, sur la complémentarité entre le travail des résidents et des immigrés, et sur les possibles résultats contre-intuitifs - notamment sur le fait que l'immigration "subie" aurait un effet plus positif sur l'économie que l'immigration "choisie". Si bien que je reproduis ici telle quelle la note de lecture envoyée à ce sujet. 

(Lien vers une version gratuite de l'article : Immigration Policy and Macroeconomic Performance in France)

L'objectif de l'article est d'étudier les interactions entre la performance macroéconomique et l'immigration en France, sans se restreindre à un seul sens de causalité. Pour cela, les auteurs conduisent une analyse à l'aide d'un VAR structurel qui leur permet, sous certaines hypothèses identificatrices, d'isoler les chocs de demande et d'en étudier les effets sur le nombre de titres de séjour délivrés, mais également d'isoler les chocs d'immigration et d'en étudier les effets sur le revenu par habitant et le chômage.

Les données d'immigration utilisées couvrent la période de 1994 à 2008 et ont été compilées par l'INED dans une base qui fait figurer les flux mensuels de titres de séjour de longue durée délivrés, par motif – regroupement familial, travail, étudiant – par nationalité d'origine, sexe et âge. Les données de PIB par habitant sont celles publiés par la comptabilité nationale trimestrielle, mensualisées par l'indicateur de production industriel publié par l'OCDE. Le chômage mensuel provient également de données publiées par l'OCDE.

Les modèles estimés suivent la structure suivante : le PIB par habitant, le taux de chômage, et enfin un ou plusieurs indicateurs d'immigration. Les modèles diffèrent selon ce dernier, le premier considérant l'ensemble des titres de séjour émis, les autres se restreignant à certains motifs, groupes d'âges, sexes et pays d'origine, mettant ainsi à profit le détail des données utilisées. Les fonctions d'impulsion réponse sont calculées tout d'abord en supposant que les conditions macroéconomiques n'ont pas d'effet contemporain sur l'immigration mais uniquement avec un retard. Le PIB par habitant est supposé avoir un effet contemporain sur le chômage mais pas le contraire. Cela revient ainsi à identifier les chocs structurels de revenu, chômage et immigration à l'aide de la décomposition de Cholesky dans le cas où les variables sont ordonnées de telle façon à faire figurer l'indicateur d'immigration en premier, puis le PIB par habitant, puis le chômage. La robustesse de cette stratégie est par la suite testée en adoptant la méthode de « restriction de signe », dans laquelle les auteurs considèrent également toutes les décompositions conduisant à des chocs structurels de demande ayant un effet positif sur le revenu par habitant et négatifs sur le chômage pendant les 12 mois suivant le choc.

Les conclusions de l'article sont les suivantes :

  1. Le nombre de titres de séjour de long terme délivrés par l'administration répond de manière significativement positive, et de manière persistante, à l'amélioration des conditions macroéconomiques, et particulièrement lorsque l'analyse est restreinte aux titres délivrés dans le cadre du regroupement familial et de l'immigration de travail (respectivement 37,7 % et 7,8 % des titres délivrés sur la période). Une augmentation de 1 % du PIB par habitant augmenterait ainsi le flux de titres de séjour délivrés de 0,2 % la première année et de près de 0,3 % à moyen terme (trois ans). L'effet est plus élevé à court-terme dans le cas de l'immigration de travail mais plus persistent dans le cadre de l'immigration pour motifs familiaux. Il est similaire par groupes d'âge et par sexe. Il est notamment intéressant de noter que l'immigration de travail en provenance des pays en voie de développement réagit moins fortement à l'amélioration des conditions macroéconomiques que l'immigration de travail en provenance des pays riches. Les réponses de l'immigration pour motifs familiaux sont en revanche similaires quelle que soit la nature du pays d'origine.
  2. Le PIB par habitant augmente suite à un choc d'immigration, une conclusion qui reste robuste à travers tous les modèles étudiés – choc d'immigration pour motifs familiaux, professionnels, en provenance de pays développés, etc. Quantitativement, cette effet serait élevé : une hausse de 1 % du taux d'immigration est associée à une hausse du PIB par habitant de 0,4 % la première année. Cet effet reste légèrement positif, et statistiquement significatif, à un horizon de trois ans. Il est nettement plus important et persistant dans le cas de l'immigration pour motifs familiaux, et ce quelle que soit la nature du pays d'origine.
  3. L'immigration de travail augmente légèrement le chômage tandis que l'immigration pour motifs familiaux n'a pas d'effet significatif. Une augmentation de 1 % du nombre de permis délivrés pour motifs professionnels augmente le taux de chômage pendant trois ans de 0,5 % (soit 0,05 points de pourcentage pour un taux de chômage de 10%)  Cet effet disparaît lorsqu'on exclut de l'estimation la période 2003-2008, durant laquelle est survenu un changement de politique d'attribution des titres de séjour, au profit de l'immigration de travail.


Les auteurs proposent plusieurs interprétations pour leurs résultats et les comparent à la littérature existante. La réponse de l'immigration à l'amélioration des conditions macroéconomiques est en ligne avec la littérature, mais la distinction entre immigration de travail et immigration familiale permet d'analyser les canaux à l’œuvre, à savoir si l'effet traduit surtout une relaxation des conditions d'attribution des titres de séjour (canal de « l'offre ») ou une plus forte demande d'entrée sur le territoire. L'immigration familiale étant un droit accordé dans le cadre de conventions internationales, on peut s'attendre à ce que dans ce cas l'offre soit assez peu élastique aux conditions macroéconomiques. La forte réponse de l'immigration familiale à l'amélioration des conditions macroéconomiques montre ainsi que la demande joue un rôle important.

La réponse du chômage à un choc d'immigration est également en ligne avec la littérature, qui trouve généralement un effet soit légèrement positif, soit non significatif. Le fait que l'effet positif semble transiter par l'immigration de travail est une contribution originale de l'article. En revanche, l'article se démarque de littérature existante, et notamment celle sur données de panel, en trouvant un effet positif et persistant de l'immigration sur le PIB par habitant. Sur données françaises, les auteurs citent notamment Hunt (1992), qui étudie l'effet des rapatriés d'Algérie et trouve un effet négatif sur les conditions macroéconomiques. Ce résultat différent ne serait pas nécessairement dû à la méthodologie employée, dans la mesure où des modèles similaires sur données américaines trouvent un effet nul ou légèrement négatif à court terme (par exemple Kiguchi & Mountfort, 2013). Encore une fois, la distinction par motifs d'immigration permet aux auteurs de proposer plusieurs explications à ce résultat. Notamment, que l'immigration permet d'atténuer les effets du vieillissement de la population, en augmentant la   part de la population en emploi (effet de composition) et en réduisant les besoins de financement de la protection sociale (effet de pression fiscale). Le fait que cet effet soit plus important  dans le cas d'une immigration pour motifs familiaux, de personnes moins qualifiées ou pas encore en âge de travail suggère que d'autres canaux sont à l’œuvre. Les auteurs proposent la complémentarité entre les immigrants non qualifiés et les résidents, qui jouerait ainsi à plein sur le PIB par habitant, contrairement à l'immigration qualifiée. Un autre canal hypothétique serait celui de la réussite à l'école des enfants nés en France lorsque la part d'immigrants dans leur classe augmente. L'étude citée par les auteurs, (Hunt, 2012) sur données américaines, montrent qu'une augmentation de cette part augmente la probabilité que les enfants natifs terminent le lycée, mais cet impact n'a pas été testé en France.

Ces conclusions sont à mettre en lien avec la littérature sur l'ouverture commerciale et financière, et rejoignent un ensemble de travaux montrant que les gains potentiels à la mobilité sur capital humain sont plus importants que ceux liés à la mobilité du capital physique ou à l'ouverture commerciale, en raison de complémentarités plus importantes.

Commentaires :

Le principal apport de l'article est l'originalité de la base de données utilisée. Pour la France, c'est la première base de données sur si longue période, à une fréquence aussi fine. La plupart des résultats obtenus sur données françaises l'ont été jusqu'à présent à partir d'expériences naturelles et de données de panel. La méthode retenue ici, celle d'un VAR structurel, permet également de tenir compte d'éventuels effets d'équilibre général, qui ne sont a priori pas négligeables dans l'analyse.

La lecture des résultats faite par les auteurs semble être également tout à fait adaptée. Il est toutefois de rigueur de souligner les points suivants :

1) L'immigration est approchée par le nombre de titres de séjour de long-terme délivrés par l'administration, et non par le nombre d'entrées sur le territoire, légales ou non. Il est ainsi plus prudent d'interpréter l'impact d'un choc d'immigration sur les conditions macroéconomiques comme l'impact d'un choc d'immigration légale et de long-terme sur les conditions macroéconomiques. Que celui-ci soit fortement positif reste toutefois une conclusion intéressante.

2) L'analyse de robustesse conduite par « restriction de signe » concerne l'effet de l'amélioration des conditions macroéconomiques sur l'immigration. La robustesse des résultats concernant l'impact des conditions macroéconomiques sur l'immigration, et notamment leur dépendance à l'hypothèse de Cholesky, n'est pas discutée dans l'article. Notamment, si l'amélioration des conditions macroéconomiques peut être anticipée par les candidats à l'immigration, cela peut conduire à surestimer l'impact d'un choc d'immigration sur le revenu par habitant.

Références :

D'Albis, H., Boubtane, E., Coulibaly, D. : « Immigration Policy and Macroeconomic Performance in France », Annals of Economics and Statistics, Number 121/122, June 2016

Hunt, J. : « The Impact of the 1962 Repatriates from Algeria on the French Labor Market», Industrial and Labor Relations Review, 1992.

Hunt, J. : « The Impact of Immigration on the Educational Attainment of Natives », Tech. Rep. 18047, NBER Working Paper, 2012


Kiguchi, T. Mountford, A. : « The Macroeconomics of Immigration », Tech. Rep. 45517, MRPA Paper, 2013.

jeudi 29 septembre 2016

Le négationnisme économique : l'hypothèse nulle est-elle idéologique?

Le dernier livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg fait beaucoup parler de lui. En premier lieu son titre suggère que ceux qui contredisent le consensus des économistes méritent d'être comparés à Robert Faurisson. En second lieu, les auteurs réussissent l'exploit d'accorder tous les bords politiques contre eux puisqu'ils tirent à boulet rouge sur les partisans d'une nouvelle gauche, sur les patrons, sur les poujadistes, sur les opposants à l'immigration, sur les faux keynésiens, et sur certains de leurs collègues, à la réputation pourtant bien établie mais qui s'expriment souvent dans les médias sur des sujets parfois éloignés de leurs spécialités.

Pour un bon résumé de la controverse, vous pouvez lire ici l'article de Xavier Ragot président de l'OFCE, un institut indépendant de recherche et d'analyse de la conjoncture, rattaché à Sciences Po à travers la FNSP. Xavier Ragot est un chercheur réputé qui se situe dans le top 7% des économistes au monde en termes de publications au cours des dix dernières années, donc quelqu'un ayant voix au chapitre selon les critères de Pierre Cahuc et André Zylberberg eux-mêmes (Cahuc étant dans le top 1%). La réponse des auteurs aux critiques de Xavier Ragot se situe ici

Le fil rouge du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg est que l'économie est devenue une science expérimentale, et que donc ses conclusions sont plus robustes que par le passé. Notamment, elles doivent être autant prises au sérieux que des études sur l'effet d'un médicament par analyse statistique sur groupe test par rapport au groupe témoin. Sur ce point, les auteurs ont raison de souligner la forte progression des papiers expérimentaux en économie, se fondant sur des variations exogènes à l'objet d'étude pour conclure sur l'effet d'une mesure. Par exemple, dans le cas de la réduction du temps de travail, l'étude sur données françaises citée par les auteurs est celle de Chemin & Wasmer publiée dans le Journal of Economics en 2009. Cet article utilise le fait que les entreprises située en Alsace-Moselle ont été moins contrainte que celles situées dans le reste de la France à réduire la durée légale du travail en raison du traitement de jours fériés supplémentaires datant de la période 1870-1918. L'article conclut qu'il n'y a pas eu de différence significative sur la trajectoire de l'emploi dans cette région. 

Plus de 70% des articles scientifiques économiques sont empiriques

Les auteurs ont-ils raison de dire que l'économie est devenue une science expérimentale? Si l'on en croit l'article de Daniel S. Hamermesh (2013) dont la table ci-dessous est issue, les papiers expérimentaux représentaient en 2011 près de 8% des papiers publiés. Ces observations sont cependant assez dépendantes de la définition qu'on peut avoir d'un protocole purement expérimental, et celle de Hamermersh est assez restrictive. Un papier comme celui Chemin & Wasmer (2009) n'y serait pas. Au final, le principal enseignement est que la part des papiers purement théoriques a fortement décru, au profit des papiers empiriques. 



Pour en revenir au titre de l'article, ce qui m'intéresse ici est la discussion autour de ce qui constitue une preuve en économie. Thomas Coutrot, économiste signataire du manifeste des économistes atterrés fortement critiqué dans le libre, s'est récemment exprimé sur le papier de Chemin et Wasmer dans un article publié sur le blog de Mediapart, en ces termes : "L’article de MM. Chemin et Wasmer, brandi pour prouver l’échec des 35 heures avec l’exemple de l’Alsace & Moselle, conclut en réalité … qu’il ne peut rien conclure". Dans leur livre, Pierre Cahuc et André Zylberbeg soutiennent au contraire, toujours en citant la même étude que "la plus forte réduction de la durée légale du travail dans le reste de la France n'a pas permis de créer plus d'emplois que dans le reste de la France". 

Ce que dit en réalité le papier, c'est qu'il n'est pas possible de rejeter l'hypothèse nulle, selon laquelle la réduction du temps de travail n'a pas d'effet sur l'emploi. Il est tout à fait standard, en matière d'évaluation des politiques publiques, de considérer comme hypothèse nulle, ou hypothèse par défaut, une absence d'effet de la mesure étudiée. Le test statistique permettra d'évaluer quelle serait la probabilité d'observer tel échantillon de données si l'hypothèse nulle était vraie. Ainsi, si la probabilité d'observer telles trajectoires d'emploi dans l'hypothèse que la réduction du temps de travail n'a pas d'effet sur l'emploi était de 0, on serait bien obligé de conclure que la réduction du temps de travail doit avoir un impact. Il est d'usage de considérer que toute probabilité située entre 0 et 5% doit conduire au rejet de l'hypothèse nulle. 

Or un test statistique n'est pas symétrique, il a plutôt tendance à privilégier l'hypothèse nulle. En somme, il faut de solides preuves pour s'éloigner du consensus. Si l'hypothèse nulle était que la réduction du temps de travail a créé 350 000 emplois, l'étude de Chemin et Wasmer aurait probablement conclu qu'il n'est pas possible de considérer que cette hypothèse est fausse. Cela est dû au fait que les données sont rarement aussi informatives qu'on le voudrait (et quand elles le sont, elles ont tendance à considérer que toute différence est significative, même entre deux ensembles générés aléatoirement et séparément...). 

"Ne pas choisir, c'est encore choisir"

L'absence de symétrie des tests statistiques et la parfois mauvaise utilisation de leurs conclusions est un phénomène bien connu des statisticiens, notamment de l'American Statistical Association, qui a mis en garde récemment contre l'utilisation sans précaution de p-value (la probabilité de non-rejet de l'hypothèse nulle). Néanmoins, une réflexion éthique sur la définition de l'hypothèse nulle manque. 

Le choix de l'hypothèse nulle est-il idéologique? En particulier, en évaluation des politiques publiques, faut-il considérer que l'hypothèse nulle est l'absence d'effet? Si oui, on pourrait penser que cela revient à privilégier l'idéologie selon laquelle rien n'a d'effet, et qu'il ne sert donc à rien de tenter quelque chose.

Je pense que Thomas Coutrot fait preuve de lecture idéologique lorsqu'il reformule la conclusion de Chemin et Wasmer en la faisant passer pour un "on ne peut rien conclure". Choisir comme hypothèse nulle tout autre point que l'absence d'effet introduit nécessairement un biais idéologique qui est difficile à défendre et qui ne passera pas la revue par les pairs chère à Pierre Cahuc et André Zylberberg, à raison. En outre, il est difficile de reprocher à la discipline de trop vouloir privilégier le statu quo. Il est bien connu qu'il est plus difficile de publier un article faisant état d'une absence de résultat qu'un article montrant un effet révolutionnaire, c'est dans la nature humaine, et particulièrement scientifique, de vouloir questionner. Peut-être que ce biais de publication est un moyen de rétablir l'équilibre face au biais de l'hypothèse nulle. 

Dans tous les cas, je conseille la lecture du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg, qui est nettement moins virulent que le titre ou la polémiques laissent croire. Il est également bien documenté, et aborde la question du "négationnisme" à travers cinq questions : la politique industrielle, la finance, l'impôt, la relance budgétaire, le partage du travail. Même si l'on est en désaccord avec le premier et le dernier chapitre, dans lesquels les auteurs dénoncent et proposent des solutions contestables à ce qu'ils appellent le "négationnisme", ces cinq chapitres centraux présentent des analyses récentes, validées par la communauté scientifique, et qui précisent les contours et les conditions d'applications de certaines théories. 


Références Bibliographiques :



mercredi 9 mars 2016

Clash of clans sur la loi "Travail"

La loi El Khomri sur le Code du travail a au moins ce mérite de susciter un débat très intéressant entre des économistes français parmi les plus réputés. Ces derniers s'appuient sur la même littérature économique, en ont chacun une interprétation assez proche mais portent un jugement différent sur la loi incriminée, probablement en raison de leurs opinions politiques. C'est frappant parce que les arguments sont quasiment les mêmes dans les deux tribunes, mais l'une dit "donc la loi El Khomri représente une avancée pour les plus fragiles" et l'autre "on est loin d'une politique effective de lutte contre le chômage durable". 

A ma droite (tout à fait fortuitement, j'aurais pu dire à ma gauche), ceux qui favorables à la loi. Parmi eux, Jean Tirole (TSE) et Olivier Blanchard (ex-FMI), les seuls économistes français avec Esther Duflo (mais qui ne n'est pas exprimée sur ce sujet) à figurer dans le top 100 des économistes de RePec selon la plupart des critères (nombre de citations avec différentes pondérations, succès des publications, réussite des anciens étudiants...). On y trouve également treize économistes dans le top 5% des économistes selon ces mêmes critères, et de nombreuses médailles prestigieuses, en France comme à l'international : un Nobel (Tirole), trois prix Yrjö Jahnsson (prix de l'association des économistes européens réservé aux économistes de moins de 45 ans), trois prix John von Neumann (récompense prestigieuse décernée par des étudiants), quatre médailles du CNRS et sept "meilleurs jeunes économistes" de France.  

A ma gauche, ceux qui y sont défavorables. Parmi eux d'excellents économistes également, dont cinq sont dans le top 5% des économistes de RePec, une médaille Clark (réputée précurseur du Nobel et décernée par l'association des économistes américains), un prix John von Neumann, deux médailles du CNRS et trois "meilleurs jeunes économistes de France". 

Olivier Bouba-Olga refuse de compter les galons, mais dans la mesure où ces tribunes s'adressent au grand public je pense qu'il est important de savoir que ceux qui les signent ont gagné le respect de leurs confrères. Si le lecteur n'est pas spécialiste de la question, il aura du mal à distinguer un expert d'un charlatan, un argument fondé sur des faits d'un argument idéologique, ou même une démonstration cohérente d'une suite de sophismes. Ensuite, les économistes ayant une réputation établie ont potentiellement plus à perdre lorsqu'ils prennent position ouvertement pour ou contre une loi. Par exemple, les auteurs de cette tribune, en tant que membres d'ATTAC n'ayant à leur actif aucune publication scientifique dans une revue à comité de lecture et dont la section "publication" de leurs sites personnels ne contiennent que des articles de presse, n'ont absolument rien à perdre s'ils ont torts et utilisent des arguments économiques WTF comme :

"Si un employeur sait à l’avance ce que va lui coûter un licenciement abusif, rien ne l’empêchera d’y avoir recours, ce d’autant plus qu’il pourra le provisionner dans une rubrique quelconque de ses comptes". 
Pouf pouf la magie de la comptabilité.


Bon maintenant, que disent ces tribunes? La première affirme que la loi El Khomri réduira les inégalités devant l'emploi, qui se manifestent par une forte polarisation du marché du travail, entre la majorité protégée et la minorité précaire. Selon ses auteurs, la réduction du coût et de l'incertitude entourant l'embauche en CDI réduira, aux yeux de l’employeur, le risque d'embaucher en CDI par rapport au risque d'embaucher en CDD. Pour aboutir à cette conclusion, ils citent l'Espagne qui a implémenté une réforme des indemnités de licenciement en 2012, et j'imagine qu'ils ont en tête le rapport de l'OCDE de 2013 qui en a évalué les premiers effets puisqu'ils reprennent le chiffre de l'OCDE de 25000 embauches en CDI de plus par mois (soit les 300000 en un an de l'article). Ils se fondent également sur une littérature assez abondante, dont certains des auteurs sont des contributeurs importants, qui étudie l'impact de certaines frictions - dont l'incertitude et les coûts de licenciement - sur non seulement les inégalités devant l'emploi mais également le niveau du chômage. Je ne suis pas un spécialiste du marché du travail et n'ai jamais enseigné ni participé à cette littérature, mais les méthodes économétriques employées sont solides et les arguments théoriques sont plutôt convaincants. Quant à savoir si cela s'applique à la France et à la loi El Khomri, c'est une autre histoire. Ils proposent également de renforcer les garanties données aux chômeurs, en terme de formation notamment, dans la plus pure tradition de la flexi-sécurité.

La seconde tribune affirme deux choses. Tout d'abord, la principale cause du chômage en 2015 en France ne serait pas l'existence de frictions sur le marché du travail mais la politique de réduction du déficit public, qui n'a pas pu être compensée par une politique monétaire suffisamment expansionniste. Le chômage a augmenté car la croissance était trop faible pour créer suffisamment d'emplois. Ce point ne fait pas vraiment débat en fait, et je ne pense pas que les auteurs de la première tribune objecteraient, en particulier Olivier Blanchard qui a beaucoup influencé le revirement anti-austérité du FMI et Thomas Philippon qui a analysé le fort impact des politiques budgétaires pro-cycliques dans un papier avec Philippe Martin en 2013. En revanche, je doute que personne ne croit vraiment que la loi El Khomri soit là pour relancer rapidement l'emploi. Comme toute réforme structurelle, elle ne peut porter ses fruits que lentement. Il existe même une littérature montrant que les réformes sur le marché du travail peuvent être légèrement contre-productives à court terme en situation de trappe à liquidité puisqu'elles accentuent les pressions déflationnistes. En somme, ce genre de réforme peut aider à réduire le chômage minimum atteignable, mais pas tant à l'atteindre si l'économie reste déprimée. D'ailleurs, ce n'est pas ce que disent les auteurs de la première tribune, et c'est un peu malhonnête de la part des auteurs de la deuxième tribune de le faire croire quand ils disent : 
"Rien ne permet d’asséner, comme cela a pourtant été fait par un certain nombre de nos collègues dans une tribune récente qu’une baisse des coûts de licenciement permettrait de réduire le chômage en France."
La seconde tribune entre ensuite réellement dans le vif puisqu'elle vient affirmer que la protection du CDI a plutôt des effets bénéfiques puisqu'elle permet à l'emploi de résister en cas de récession, quitte à ce qu'il reparte moins vite à la reprise (phénomène de rétention de main d'œuvre). Les fortes inégalités devant l'emploi ne seraient pas dues à la protection du CDI mais seraient le reflet des inégalités de formation, ne seraient pas un phénomène spécifique à la France puisque celles-ci existent également aux Etats-Unis et sont de même ampleur et ne seraient pas résolues par la loi El Khomri puisque 70% des embauches en CDD se font pour moins d'un mois et donc sont loin d'être concernées par le CDI. 

Ce point me laisse plus songeur. Le phénomène de rétention de main d'œuvre est avéré, et le papier de Bertola (également un économiste réputé) que citent les auteurs le montre assez bien. C'est probablement positif dans une certaine mesure et peut expliquer pourquoi la productivité s'est plus maintenue en France qu'au Royaume-Uni (en gros : on n'a pas jeté le bébé avec l'eau du bain...), pas trop si ce phénomène dure et empêche la réalisation d'investissements nécessaires via la compression des marges qu'il induit. 

En revanche, je ne sais pas si l'on peut dire que la protection du CDI n'a aucun rôle dans la polarisation du marché du travail en utilisant les arguments cités par les auteurs. Il est vrai que l'écart entre taux de chômage des non qualifiés et des qualifiés est de 1,5 dans les deux pays, mais je ne sais pas si c'est plus pertinent de regarder l'écart en ratio plutôt qu'en différence, et selon cette mesure l'écart entre les taux est de 1,3 à 2 fois plus élevé en France qu'aux USA depuis 2003. 



Ensuite le taux de chômage n'est pas la seule mesure des inégalités devant l'emploi. Si on s'intéresse à la part des emplois à durée indéterminée (cf. OCDE), les deux pays que les auteurs de la tribune citent comme ayant une protection du CDI plus forte (France et Allemagne) ont tous les deux des parts de CDI plus faibles (respectivement 84% et 87%) que le Royaume Uni et les Etats-Unis (respectivement 94% et 96%). En outre, derrière des parts proches, il peut y avoir de fortes différences si dans un pays ce sont toujours les mêmes à être en CDD tandis que dans un autre cela varie n'est jamais une fatalité. J'aimerais bien avoir des données sur le sujet. Enfin, c'est un peu tautologique, mais s'il y a plus d'écart de protection entre le CDD et le CDI, alors il y a plus d'inégalité entre être cantonné au CDD et être cantonné au CDI, même à parts identiques. 

Donc à travers ces désaccords d'économistes apparaissent surtout des désaccords politiques. Les auteurs de la première tribune sont prêts à sacrifier une partie de la protection du CDI pour réduire les inégalités devant l'emploi, les auteurs de la deuxième tribune minimisent - de manière peu convaincante à mes yeux mais libre à vous de penser autrement - le rôle que joue la protection du CDI dans ces inégalités, et je soupçonne que quand bien même ils pouvaient être convaincus, ils soutiendraient que cela ne vaut malgré tout pas le coup. 

On peut jouer le centriste, et s'apercevoir que les deux tribunes s'accordent à dire que la formation initiale et la formation professionnelle sont également des facteurs importants dans les inégalités devant l'emploi et doivent être réformées. Si on ajoute à cela l'effet de la politique économique sur le chômage à court-terme, il y a beaucoup plus d'accord que de désaccord entre tous ces économistes. Non je ne suis pas un bisounours. 

Si on parvient à évaluer cette question du rôle de la protection dans les inégalités face à l'emploi, et si la réduction de l'incertitude sur les coûts de licenciement (à distinguer du niveau de ces coûts) réduit également le chômage de long terme, il ne reste que des questions purement politiques : 

1) Faut-il dégrader la situation du plus grand nombre pour améliorer la situation d'une minorité précaire? Si oui, dans quelle mesure? 

2) Les bénéfices de la réduction de l'incertitude justifient-ils de remettre en cause le principe de réparation du préjudice subi? Si oui dans quelle mesure?


EDIT : Marc Ferracci, un des auteurs de la première tribune, a été assez gentil pour me fournir sur Twitter une liste de références bibliographiques concernant les effets sur l'emploi de la protection des contrats de travail, vous la trouverez ici : google doc