mercredi 9 mars 2016

Clash of clans sur la loi "Travail"

La loi El Khomri sur le Code du travail a au moins ce mérite de susciter un débat très intéressant entre des économistes français parmi les plus réputés. Ces derniers s'appuient sur la même littérature économique, en ont chacun une interprétation assez proche mais portent un jugement différent sur la loi incriminée, probablement en raison de leurs opinions politiques. C'est frappant parce que les arguments sont quasiment les mêmes dans les deux tribunes, mais l'une dit "donc la loi El Khomri représente une avancée pour les plus fragiles" et l'autre "on est loin d'une politique effective de lutte contre le chômage durable". 

A ma droite (tout à fait fortuitement, j'aurais pu dire à ma gauche), ceux qui favorables à la loi. Parmi eux, Jean Tirole (TSE) et Olivier Blanchard (ex-FMI), les seuls économistes français avec Esther Duflo (mais qui ne n'est pas exprimée sur ce sujet) à figurer dans le top 100 des économistes de RePec selon la plupart des critères (nombre de citations avec différentes pondérations, succès des publications, réussite des anciens étudiants...). On y trouve également treize économistes dans le top 5% des économistes selon ces mêmes critères, et de nombreuses médailles prestigieuses, en France comme à l'international : un Nobel (Tirole), trois prix Yrjö Jahnsson (prix de l'association des économistes européens réservé aux économistes de moins de 45 ans), trois prix John von Neumann (récompense prestigieuse décernée par des étudiants), quatre médailles du CNRS et sept "meilleurs jeunes économistes" de France.  

A ma gauche, ceux qui y sont défavorables. Parmi eux d'excellents économistes également, dont cinq sont dans le top 5% des économistes de RePec, une médaille Clark (réputée précurseur du Nobel et décernée par l'association des économistes américains), un prix John von Neumann, deux médailles du CNRS et trois "meilleurs jeunes économistes de France". 

Olivier Bouba-Olga refuse de compter les galons, mais dans la mesure où ces tribunes s'adressent au grand public je pense qu'il est important de savoir que ceux qui les signent ont gagné le respect de leurs confrères. Si le lecteur n'est pas spécialiste de la question, il aura du mal à distinguer un expert d'un charlatan, un argument fondé sur des faits d'un argument idéologique, ou même une démonstration cohérente d'une suite de sophismes. Ensuite, les économistes ayant une réputation établie ont potentiellement plus à perdre lorsqu'ils prennent position ouvertement pour ou contre une loi. Par exemple, les auteurs de cette tribune, en tant que membres d'ATTAC n'ayant à leur actif aucune publication scientifique dans une revue à comité de lecture et dont la section "publication" de leurs sites personnels ne contiennent que des articles de presse, n'ont absolument rien à perdre s'ils ont torts et utilisent des arguments économiques WTF comme :

"Si un employeur sait à l’avance ce que va lui coûter un licenciement abusif, rien ne l’empêchera d’y avoir recours, ce d’autant plus qu’il pourra le provisionner dans une rubrique quelconque de ses comptes". 
Pouf pouf la magie de la comptabilité.


Bon maintenant, que disent ces tribunes? La première affirme que la loi El Khomri réduira les inégalités devant l'emploi, qui se manifestent par une forte polarisation du marché du travail, entre la majorité protégée et la minorité précaire. Selon ses auteurs, la réduction du coût et de l'incertitude entourant l'embauche en CDI réduira, aux yeux de l’employeur, le risque d'embaucher en CDI par rapport au risque d'embaucher en CDD. Pour aboutir à cette conclusion, ils citent l'Espagne qui a implémenté une réforme des indemnités de licenciement en 2012, et j'imagine qu'ils ont en tête le rapport de l'OCDE de 2013 qui en a évalué les premiers effets puisqu'ils reprennent le chiffre de l'OCDE de 25000 embauches en CDI de plus par mois (soit les 300000 en un an de l'article). Ils se fondent également sur une littérature assez abondante, dont certains des auteurs sont des contributeurs importants, qui étudie l'impact de certaines frictions - dont l'incertitude et les coûts de licenciement - sur non seulement les inégalités devant l'emploi mais également le niveau du chômage. Je ne suis pas un spécialiste du marché du travail et n'ai jamais enseigné ni participé à cette littérature, mais les méthodes économétriques employées sont solides et les arguments théoriques sont plutôt convaincants. Quant à savoir si cela s'applique à la France et à la loi El Khomri, c'est une autre histoire. Ils proposent également de renforcer les garanties données aux chômeurs, en terme de formation notamment, dans la plus pure tradition de la flexi-sécurité.

La seconde tribune affirme deux choses. Tout d'abord, la principale cause du chômage en 2015 en France ne serait pas l'existence de frictions sur le marché du travail mais la politique de réduction du déficit public, qui n'a pas pu être compensée par une politique monétaire suffisamment expansionniste. Le chômage a augmenté car la croissance était trop faible pour créer suffisamment d'emplois. Ce point ne fait pas vraiment débat en fait, et je ne pense pas que les auteurs de la première tribune objecteraient, en particulier Olivier Blanchard qui a beaucoup influencé le revirement anti-austérité du FMI et Thomas Philippon qui a analysé le fort impact des politiques budgétaires pro-cycliques dans un papier avec Philippe Martin en 2013. En revanche, je doute que personne ne croit vraiment que la loi El Khomri soit là pour relancer rapidement l'emploi. Comme toute réforme structurelle, elle ne peut porter ses fruits que lentement. Il existe même une littérature montrant que les réformes sur le marché du travail peuvent être légèrement contre-productives à court terme en situation de trappe à liquidité puisqu'elles accentuent les pressions déflationnistes. En somme, ce genre de réforme peut aider à réduire le chômage minimum atteignable, mais pas tant à l'atteindre si l'économie reste déprimée. D'ailleurs, ce n'est pas ce que disent les auteurs de la première tribune, et c'est un peu malhonnête de la part des auteurs de la deuxième tribune de le faire croire quand ils disent : 
"Rien ne permet d’asséner, comme cela a pourtant été fait par un certain nombre de nos collègues dans une tribune récente qu’une baisse des coûts de licenciement permettrait de réduire le chômage en France."
La seconde tribune entre ensuite réellement dans le vif puisqu'elle vient affirmer que la protection du CDI a plutôt des effets bénéfiques puisqu'elle permet à l'emploi de résister en cas de récession, quitte à ce qu'il reparte moins vite à la reprise (phénomène de rétention de main d'œuvre). Les fortes inégalités devant l'emploi ne seraient pas dues à la protection du CDI mais seraient le reflet des inégalités de formation, ne seraient pas un phénomène spécifique à la France puisque celles-ci existent également aux Etats-Unis et sont de même ampleur et ne seraient pas résolues par la loi El Khomri puisque 70% des embauches en CDD se font pour moins d'un mois et donc sont loin d'être concernées par le CDI. 

Ce point me laisse plus songeur. Le phénomène de rétention de main d'œuvre est avéré, et le papier de Bertola (également un économiste réputé) que citent les auteurs le montre assez bien. C'est probablement positif dans une certaine mesure et peut expliquer pourquoi la productivité s'est plus maintenue en France qu'au Royaume-Uni (en gros : on n'a pas jeté le bébé avec l'eau du bain...), pas trop si ce phénomène dure et empêche la réalisation d'investissements nécessaires via la compression des marges qu'il induit. 

En revanche, je ne sais pas si l'on peut dire que la protection du CDI n'a aucun rôle dans la polarisation du marché du travail en utilisant les arguments cités par les auteurs. Il est vrai que l'écart entre taux de chômage des non qualifiés et des qualifiés est de 1,5 dans les deux pays, mais je ne sais pas si c'est plus pertinent de regarder l'écart en ratio plutôt qu'en différence, et selon cette mesure l'écart entre les taux est de 1,3 à 2 fois plus élevé en France qu'aux USA depuis 2003. 



Ensuite le taux de chômage n'est pas la seule mesure des inégalités devant l'emploi. Si on s'intéresse à la part des emplois à durée indéterminée (cf. OCDE), les deux pays que les auteurs de la tribune citent comme ayant une protection du CDI plus forte (France et Allemagne) ont tous les deux des parts de CDI plus faibles (respectivement 84% et 87%) que le Royaume Uni et les Etats-Unis (respectivement 94% et 96%). En outre, derrière des parts proches, il peut y avoir de fortes différences si dans un pays ce sont toujours les mêmes à être en CDD tandis que dans un autre cela varie n'est jamais une fatalité. J'aimerais bien avoir des données sur le sujet. Enfin, c'est un peu tautologique, mais s'il y a plus d'écart de protection entre le CDD et le CDI, alors il y a plus d'inégalité entre être cantonné au CDD et être cantonné au CDI, même à parts identiques. 

Donc à travers ces désaccords d'économistes apparaissent surtout des désaccords politiques. Les auteurs de la première tribune sont prêts à sacrifier une partie de la protection du CDI pour réduire les inégalités devant l'emploi, les auteurs de la deuxième tribune minimisent - de manière peu convaincante à mes yeux mais libre à vous de penser autrement - le rôle que joue la protection du CDI dans ces inégalités, et je soupçonne que quand bien même ils pouvaient être convaincus, ils soutiendraient que cela ne vaut malgré tout pas le coup. 

On peut jouer le centriste, et s'apercevoir que les deux tribunes s'accordent à dire que la formation initiale et la formation professionnelle sont également des facteurs importants dans les inégalités devant l'emploi et doivent être réformées. Si on ajoute à cela l'effet de la politique économique sur le chômage à court-terme, il y a beaucoup plus d'accord que de désaccord entre tous ces économistes. Non je ne suis pas un bisounours. 

Si on parvient à évaluer cette question du rôle de la protection dans les inégalités face à l'emploi, et si la réduction de l'incertitude sur les coûts de licenciement (à distinguer du niveau de ces coûts) réduit également le chômage de long terme, il ne reste que des questions purement politiques : 

1) Faut-il dégrader la situation du plus grand nombre pour améliorer la situation d'une minorité précaire? Si oui, dans quelle mesure? 

2) Les bénéfices de la réduction de l'incertitude justifient-ils de remettre en cause le principe de réparation du préjudice subi? Si oui dans quelle mesure?


EDIT : Marc Ferracci, un des auteurs de la première tribune, a été assez gentil pour me fournir sur Twitter une liste de références bibliographiques concernant les effets sur l'emploi de la protection des contrats de travail, vous la trouverez ici : google doc